À Genève, le stade du Bout-du-Monde n’a jamais si bien porté son nom. Pour Tesfay, Samuel, Daniel et Berhane, quatre coureurs érythréens, l’endroit est une terre d’espoir mais aussi de solitude et d’incertitude. Point de chute d’un voyage de près de 10 000 kilomètres, la piste d’athlétisme genevoise est leur lieu de rencontre quotidienne. Sans parler, ils s’entraînent. Samedi, ils seront parmi les 42 000 participants attendus à la Course de l’Escalade.

À 9 heures tous les matins, qu’il pleuve, qu’il vente, Tesfay et ses amis débutent leur échauffement. Deux heures de sprint, d’endurance, de musculation et d’étirements. Samuel (21 ans), Daniel (25 ans) et Berhane (27 ans) vivent à l’abri des Trois-Chêne, à Thônex (GE). Ils y dorment mal, souffrent de la proximité des autres requérants et partagent quatre douches avec nonante autres personnes. «C’est terrible, là-bas», confie Daniel. «On est serrés, à cinquante ou soixante dans une pièce et on ne s’entend pas les uns avec les autres. La nuit, il est difficile de trouver le sommeil parce qu’on a tous des horaires différents. Certains téléphonent, utilisent le wifi dans le dortoir alors que d’autres aimeraient dormir, ça créé des tensions. Ce ne sont pas des conditions viables, encore moins pour des sportifs!»

«En Érythrée, je ne pouvais plus courir»

À leurs arrivées en Suisse, il y a quatre mois pour Daniel, trois mois pour Samuel et Berhane, ces Érythréens ne se connaissaient pas. Dans l’attente d’une réponse qui définira leurs statuts, ils détiennent pour l’instant un Permis F, dispensé aux réfugiés à titre provisoire. Ils courent parce qu’ils aiment ça. Mais la participation aux compétitions n’aidera en aucun cas leurs obtentions de papiers.

Au bout de trois tours de piste, Berhane décroche. Il vient s’entraîner pour se changer les idées et «garder la santé», mais n’a pas le physique de ses coéquipiers.

«En Érythrée, je faisais partie d’un club d’athlétisme», confie Daniel, des gouttes de sueur perlant à son front. «Puis j’ai dû arrêter lorsque j’ai été enrôlé dans l’armée. Ça me manquait tous les jours». Son rêve: courir un jour pour la Suisse. Les mercredis après-midi, il entraîne avec quelques autres requérants du centre une trentaine d’enfants à l’athlétisme.

En cette fraîche matinée de décembre, d’autres joggeurs sautillent dans le stade d’athlétisme et s’arrêtent faire des pompes. La différence de professionnalisme entre ces sportifs du dimanche et ces runners qui visent les podiums saute vite aux yeux.

Une rencontre improbable

C’est lors d’une sortie au Bout-du-Monde que les résidents des Trois-Chêne sont tombés sur Tesfay. «C’est un sportif formidable», commente Daniel, admiratif. Erythréen comme eux, Tesfay Felfele est arrivé en Suisse il y a huit ans. La course lui coule dans les veines. «Lorsque j’étais petit, j’allais à l’école en courant. Je faisais des dizaines de kilomètres par jour. J’ai couru mon premier marathon à 14 ans», raconte-t-il, en riant des chaussures misérables qu’il avait à l’époque. À 16, il intègre l’équipe nationale de cross-country et sort pour la première fois du pays en participant aux championnats internationaux.

«L’Erythrée est l’un des meilleurs endroits au monde pour s’entraîner», avise Tesfay. «La capitale est à presque 2500 mètres d’altitude et sur les hauts plateaux, l’oxygène est rare. Alors lorsqu’on descend, c’est facile pour nous, c’est pour cela qu’on gagne si facilement», plaisante-t-il.

Lors de l’obtention de son deuxième titre de champion du monde de course de montagne en 2007, Tesfay décide de ne pas rentrer chez lui. Trop de contraintes et d’interdictions, une envie de liberté. «La course avait lieu en Valais, à Ovronnaz. Je me suis rendu à Vallorbe pour demander l’asile.»

Depuis, la vie de l’Erythréen a passablement changé. Permis B en poche, il est en quatrième année d’apprentissage de gestionnaire de détail dans un magasin d’articles de sport, appartenant à Pierre Morath, ancien coureur et entraîneur. «Le combat a été long», se souvient Tesfay. «J’ai vécu trois ans en foyer avant de pouvoir prendre une sous-location. Alors que je me déplaçais dans tout le pays pour participer aux compétitions, mon statut de requérant d’asile m’empêchait de souscrire à un abonnement de téléphonie mobile. Ochsner Sport me sponsorisait pour mes courses, mais n’avait pas le droit de me proposer un apprentissage.»

Pour avoir longtemps accompagné Tesfaye Eticha, grand champion érythréen qui a attendu douze ans sa naturalisation suisse, Pierre Morath sait trop bien que la course n’offre aucun passe-droit aux requérants. C’est aussi pour ça qu’il aide professionnellement Tesfay Felfele. «Je l’ai engagé pour l’aider en tant que sportif. Il ne parlait pas la langue et ne détenait aucune expérience de vente.»

Passer le relais

À son tour, lorsqu’il voit Daniel «un peu perdu», s’entraîner au Bout-du-Monde, Tesfay lui propose son aide. Depuis, il coache quotidiennement un groupe rassemblant parfois dix requérants. Il y a deux semaines à Meyrin, deux d’entre eux ont raflé les premières places du podium.

La veille de l’Escalade, les requérants n’ont pas mangé le plat de pâtes recommandé par les diététiciens sportifs. En effet, à l’abri ils ne gèrent pas le contenu de leurs assiettes. «On fait avec ce qu’on a, les cuisiniers des centres savent que l’on est des sportifs mais ne peuvent pas faire spécialement attention à nous», explique Samuel.

Des prix spéciaux récompensent les cinquante meilleurs coureurs de l’Escalade. Dans ces courses populaires, les prix montent parfois jusqu’à deux ou trois mille francs, ce qui permet aux vainqueurs de se constituer un petit butin, mais pas d’en vivre durablement. Samedi, des requérants du centre seront dans la foule de supporters pour encourager leurs amis. D’autres se déguiseront pour la course de la Marmite. «La course est un bon moyen d’intégration», commente Tesfay. «Au milieu de tous, on oublie qu’on est différent».