En juillet 1903, après trois semaines de course, Maurice Garin, surnommé le petit ramoneur, terminait en vainqueur le premier Tour de France. Patronnée par L'Auto, l'ancêtre de L'Equipe, cette première Grande Boucle marque le début d'une formidable aventure sportive et populaire. Mais sait-on aujourd'hui que cette épreuve reine du cyclisme est née de l'affaire Dreyfus?

L'histoire commence quelques années plus tôt. En France, règne alors un grand quotidien sportif, Le Vélo, fondé en 1892 par Pierre Giffard, un passionné de bicyclette pour qui «la vélocipédie est autre chose qu'un sport, c'est un bienfait social». Mais ce journaliste de talent a une autre passion: la politique. Dès 1897, comme le rappelle l'historien Georges Joumas dans la livraison de juin du mensuel Histoire, il introduit dans Le Vélo, une chronique politique. La France débat alors passionnément de l'affaire Dreyfus. Le Vélo est dans un premier temps antidreyfusard, persuadé que le conseil de guerre avait condamné à juste titre le capitaine juif pour espionnage. Mais Pierre Giffard va changer d'avis quand Emile Zola, qu'il admire, prend la défense de Dreyfus dans son célèbre «J'accuse». Dès lors, Le Vélo a choisi son camp et bataille à coups d'éditoriaux. Le Touring club de France, auquel le journal est lié, demande l'exclusion de ses rangs de l'écrivain. Pierre Giffard s'insurge et prend de plus en plus souvent sa plume qu'il trempe dans le vitriol pour combattre les antidreyfusards et l'antisémitisme. Imagine-t-on aujourd'hui L'Equipe s'engager ainsi dans un combat politique et civique?

En 1899, Giffard assiste au procès en révision du capitaine Dreyfus. Ses articles prennent de plus en plus de place dans le quotidien sportif. Il dénonce le verdict de culpabilité et poursuit son combat pour la réhabilitation du capitaine. Il se présente même à une élection législative dans son Cantal natal et n'échoue que pour quelques voix.

Dans ce débat passionné, les engagements politiques du quotidien sportif dérangent. Les annonceurs le font savoir. Le ton monte et plusieurs gros industriels décident de lancer un quotidien sportif concurrent. Ce sera L'Auto-Vélo, dont le premier numéro paraît le 16 octobre 1900. Dans l'éditorial, le directeur Henri Desgrange l'affirme haut et clair: il ne sera jamais question de politique dans son journal. La bataille qui s'ensuit entre les deux quotidiens sportifs est d'une rare violence. On s'arrache les critériums, on débauche à prix d'or les journalistes du titre adverse, on se lance dans d'interminables querelles juridiques. Le Vélo porte plainte contre L'Auto-Vélo et réussit à l'obliger à changer de titre. En 1903, il s'appellera simplement L'Auto.

Mais malgré tous ses efforts, le nouveau quotidien n'arrive pas à s'implanter. Ses ventes restent très en deçà de celles de son concurrent, qui continue à parrainer les principales épreuves cyclistes.

En 1902, Emile Zola meurt. Le jour de ses obsèques, le directeur de L'Auto, Henri Desgrange, ne décolère pas. Zola lui rappelle trop son pire ennemi Pierre Giffard. Il cherche en vain depuis des mois le moyen de contrer son concurrent. Il se souvient alors que le matin même, un jeune journaliste de son quotidien, Géo Lefèvre, lui a proposé une idée saugrenue: organiser une grande épreuve cycliste par étape à travers toute la France. L'idée du Tour de France est née. Desgrange finit par accepter de tenter le coup. Il imagine les étapes, les dépenses, les gros titres de la presse et surtout la grosse colère de Giffard. Le 19 janvier 1903, il annonce dans L'Auto, le lancement du Tour de France – la plus grande épreuve cycliste.

Le 1er juillet de la même année, le départ est donné à Villeneuve-Saint-Georges, avec 60 coureurs. Le succès populaire est immédiat. Maurice Garin reçoit une immense ovation lors de l'arrivée du Tour au Parc des Princes et la presse mondiale salue l'événement. Le pari est gagné. Sur le plan commercial aussi: les ventes de L'Auto triplent. Pour Le Vélo, le coup est rude. Il ne s'en remettra pas et l'année suivante, le titre disparaît. La suprématie de L'Auto est complète.

Le Tour de France serait sans doute né un jour ou l'autre, mais l'affaire Dreyfus a anticipé la création de cette première grande épreuve par étapes de quelques années. Depuis 1903, le succès du Tour et du journal qui le patronne, L'Auto devenu L'Equipe en 1944, ne s'est jamais démenti. Et le quotidien sportif, comme l'avait promis son fondateur, ne s'est jamais occupé de politique.