La neige s'est beaucoup fait attendre cet hiver, et le grand public peine à penser au ski. La situation n'est pas sans lien avec le sport d'élite, mais pendant ce temps, les athlètes ont déjà bouclé le premier tiers de la Coupe du monde. Ce week-end, Adelboden accueillera les premières épreuves de la saison en Suisse, un géant samedi et un slalom dimanche pour les hommes, le tout dans un contexte difficile du point de vue météo (avec un risque de pluie) et sportif (peu d'espoirs de médaille helvétique). Le tableau sera identique la semaine suivante à Wengen: le slalom ne pourra pas se dérouler sur la même piste que d'habitude, faute d'un enneigement suffisant, et l'équipe de Suisse – décimée par les départs à la retraite et les blessures – ne rééditera pas la performance de l'an dernier (trois médailles, dont l'argent et le bronze lors de la mythique descente du Lauberhorn). Un climat morose pour le ski national? Peut-être, mais quelques beaux rayons de soleil percent le ciel, à l'instar du magnifique début de saison des dames.

C'est dans ce contexte contrasté que Stéphane Cattin a pris ses fonctions. Après la démission de l'Autrichien Rudi Huber en avril dernier, Swiss-Ski a choisi, en septembre, le Jurassien de 47 ans comme nouveau directeur pour le ski alpin. Un retour aux sources pour un homme qui a longtemps été entraîneur (notamment auprès de Michael von Grünigen) avant de prolonger sa carrière dans le privé, chez les marques Fischer et Stöckli, puis au sein des Usines métallurgiques de Vallorbe. Il était directeur de Fischer Sports Suisse lorsqu'il a saisi l'opportunité de revenir à son «métier de prédilection». Son rôle est administratif, stratégique, mais le terrain n'est pas bien loin. Au même titre qu'un dirigeant de société est jugé selon les ventes de son produit, il l'est sur les résultats de ses athlètes. Entretien.

Le Temps: Tout le monde annonçait une saison compliquée. Après quinze courses chez les hommes et quatorze chez les femmes, avait-on raison de s'inquiéter?

Stéphane Cattin: Oui. Bien sûr. Et nous sommes toujours inquiets d'ailleurs. La nouvelle génération se profile, mieux que prévu même, et cela marche bien chez les dames. Mais chez les hommes, les vainqueurs ne sont toujours pas là.

- Mais ce n'est pas une surprise. Il y a eu beaucoup de départs à la retraite et de blessures.

- C'est clair, mais cette réalité-là est difficile à faire entendre au grand public. Concrètement, si nous n'avons personne dans les vingt premiers lors de la descente de Wengen, nous allons essuyer des critiques. On va nous dire: «Oh, les Suisses, vous êtes nuls!» Mais la situation aujourd'hui, c'est que Carlo Janka a mal au dos - un jour ça va, un jour ça ne va pas - et que Patrick Küng lutte pour que son genou blessé revienne à 100%. Si ça se trouve, l'un ou l'autre ne pourra même pas participer. Quant à Beat Feuz, bien qu’il ait recommencé à s’entraîner, son retour en course n’est pas encore connu. C'est dire la fragilité de l'équipe.

- Mais les attentes du public sont quand même élevées…

- Oui, parce que le ski est notre sport national en hiver. A Swiss-Ski, on va relever que lors de la descente de Santa Caterina, l'une des plus difficiles de la saison, nous avons placé trois skieurs dans le top 30 (Gisin 11e, Janka 12e et Kryenbühl 25e, ndlr), mais ça, les gens ne le voient pas. Ils veulent des podiums.

- Les Suisses en ont déjà obtenu huit, certes tous chez les dames, soit autant que sur l'entier de l'hiver dernier. C'est déjà ça, non?

- Oui, oui. Mais il y a beaucoup de travail. Imaginez un skieur qui arrive dans l'aire d'arrivée en quinzième position et qui lève les bras, tout le monde va se dire qu'il ne tourne pas rond. Chez les hommes, nous sommes dans cette situation: nous sommes sur la bonne route, selon nos plans, mais loin d'être arrivés. C'est pour ça que nous n'avons pas communiqué d'objectifs concrets en début de saison. Nous traversons une phase de reconstruction. Il ne faut pas griller les jeunes, or, aujourd'hui, ils sont en première ligne.

- Comment cela?

- Quand vous avez des cadors, ils protègent les jeunes. Si deux ou trois athlètes figurent régulièrement dans le top 10, les autres sont tranquilles derrière, libres de progresser à leur rythme. On y fait moins attention. Ces cadors nous manquent, d'autant que nos skieurs les plus expérimentés sont blessés. En plus de Küng, Janka et Feuz, il y a encore Sandro Viletta, qui a mal au dos, et puis Mauro Caviezel, mais lui ne pourra même pas revenir cette saison.

- L'absence de tous ces athlètes pèse donc sur ceux qui restent?

- Oui. Ils sont livrés à eux-mêmes. C'est beaucoup de pression. Par ailleurs, les «vieux» devraient aussi être là pour encadrer, dans une relation athlète-athlète très importante, qui n'est pas la même que celle avec l'entraîneur. Cuche, Défago, Von Grünigen à mon époque assumaient ce rôle-là. Les jeunes doivent aujourd'hui se construire sans ce repère d'expérience. Ce n'est pas une situation insurmontable, mais il faut la gérer.

- Chez les dames, Lara Gut est en tête du général de la Coupe du monde. Peut-elle aller chercher le titre?

- C'est vraiment une saison pour elle, on le savait dès le départ, elle aussi, et jusqu'ici cela fonctionne. Ce que nous n'avions pas prévu, ce sont les podiums des autres, et c'est excellent pour Lara. Cela lui enlève de la pression: elle sait que si un jour, cela ne marche pas pour elle, une autre peut faire un résultat. Elle n'a pas à porter l'équipe entière sur ses épaules.

- Quelle est la recette pour poursuivre sur cette voie?

- Lara ne fait pas de calcul et elle a raison. Il faut simplement qu'elle continue à skier. Elle a toutes les cartes en main, mais attention, cela va vite, et même en l'absence d'Anna Fenninger (la tenante du titre, blessée, ndlr) et de Tina Maze (deuxième du général l'an dernier, en année sabbatique), il y a quelques concurrentes sérieuses, comme Lindsey Vonn.

- Si Lara Gut décroche le gros globe de cristal, la saison du ski suisse sera-t-elle réussie ou manquera-t-il quand même des résultats significatifs chez les hommes?

- J'écoute les gens autour de moi. Ils disent que la Suisse réalise un bon départ, tant mieux. Selon nos propres critères, la saison sera vraiment réussie si nous parvenons à installer nos jeunes athlètes parmi les meilleurs. Notamment ceux de notre très compacte équipe de slalom.

- Daniel Yule (en photo ci-dessus) qui réalise sa meilleure performance en Coupe du monde, une sixième place mercredi, c'est donc important à vos yeux?

- C'est magnifique, oui, cela confirme le potentiel de ces techniciens prometteurs. Daniel Yule, Luca Aerni, ce sont deux jeunes qui peuvent jouer le podium. On espère aussi voir un Loïc Meillard se montrer dans le top 20.

- Il n'y a pas de grands événements au programme de la saison. Quelle allure aura l'équipe de Suisse aux Mondiaux de Saint-Moritz en 2017, voire aux Jeux olympiques de Pyeongchang l'année d'après?

- Les Mondiaux s'annoncent encore délicats. Nos jeunes seront-ils en mesure d'aller y chercher des podiums? Je n'ai aucune garantie. Mais au moins, nous aurons récupéré nos blessés. Notre véritable horizon, c'est plutôt 2018. Là, nos talents seront établis.

- Cette année, il n'y a aucun Romand dans l'équipe nationale, qui compte huit membres. Symptomatique d'un problème de ce côté de la Sarine?

- Pour être labellisé «équipe nationale», un athlète doit faire partie du top 15 mondial de sa discipline. Il y avait Didier Défago la saison dernière, c'est un hasard que ce ne soit le cas d'aucun Romand cette fois. Une affaire de passation de génération. L'an prochain, il y aura sans doute Aerni, Yule, voire Charlotte Chable. Vous en aurez peut-être trois.

- On a beaucoup parlé d'un «trou générationnel» derrière les Didier Cuche, Didier Défago et autres. Que faire pour éviter de reproduire cette situation?

- C'est impossible d'exclure qu'il y ait un nouveau creux un jour ou l'autre. Qui aurait pu prévoir que le ski suisse allait perdre Daniel Albrecht, Silvano Beltrametti? Le sport a ses aléas. Par contre, ce qui est sûr, c'est qu'on doit s'habituer à ne plus avoir de grosses équipes compactes, avec cinq skieurs dans le top 10, c'est fini. La tendance, c'est de travailler davantage sur l'individuel, sur deux ou trois athlètes qui peuvent être devant. Cela concerne tout le monde, pas que l'équipe de Suisse. C'est une affaire d'époque: il y a moins de volume d'enfants qui s'intéressent au ski, tout part de là.

- Du coup, quels sont les gros chantiers d'avenir pour le ski suisse?

- Nous travaillons sur un plan de carrière pour les athlètes, une structure en fil rouge à suivre du premier ski-club jusqu'en Coupe du monde. Il faut aussi repenser différents concepts, pour l'été par exemple: est-ce que ça a encore du sens de s'entraîner sur des glaciers qui auront bientôt disparu?

- Il y a du boulot…

- Je n'aurais pas accepté le poste s'il n'y en avait pas. Je suis là pour relever un challenge.


La ferveur du ski sur le déclin?

C'est d'abord une sensation. Celle que la ferveur de la Suisse pour le ski tend à la baisse. Quand la neige tarde à venir, s'il se trouve des mordus pour trépigner dans son attente, beaucoup ne s'en plaignent pas. «Quelque part, les gens s'habituent à faire sans le ski», estime le skieur valaisan Justin Murisier. Bien sûr, la discipline continue de faire partie de l'ADN du pays. Une enquête de l'Observatoire sport et activités physiques suisses indiquait même que le nombre de skieurs avait augmenté de 8,8% depuis 2008, pour monter à 35,4% de la population en 2014. Mais la sensation demeure néanmoins, largement partagée. «Quand j'étais jeune, on faisait du foot en été, du ski en hiver, éventuellement du hockey, se souvient Stéphane Cattin, de Swiss-Ski. Aujourd'hui, les enfants ont beaucoup plus de choix. Forcément, il y en a moins qui font celui du ski.»

Les chiffres du «Bilan de la saison» de l'association Remontées mécaniques suisses, édité pour la dixième fois au terme de l'hiver dernier, étayent cette tendance: en dix ans, le nombre de «journées-skieurs» (l'indice utilisé pour mesurer la fréquentation des domaines skiables) a diminué de 19,6% en Suisse. Sur la même période, une douzaine de petites stations ont disparu. «Dans le Jura, il y avait dix ou quinze petits clubs avec une structure OJ (pour la jeunesse, ndlr). Aujourd'hui, il n'y en a plus que deux. Vous pourriez faire le même constat dans toutes les régions», complète Stéphane Cattin. Autre indice: entre 2011 et 2015, le nombre de membres de Swiss-Ski a baissé de 113 191 à 105 129.

Initiative pour des camps

«On ne peut rien y faire, mais le manque de neige nous blesse au bas de la pyramide, continue le Jurassien. Car un enfant qui ne fait pas de ski, il fait autre chose. Ce n'est pas bon pour l'industrie des sports d'hiver, du coup cela impacte le sponsoring, donc le sport d'élite...» En la matière, tout est lié. Forts de ce constat, les différents acteurs concernés (tourisme, sport, éducation, administration publique) ont lancé l'association Initiative sports de neige Suisse, qui soutient les écoles dans l'organisation de camps. «Exactement le genre de projets dont on a besoin, estime Stéphane Cattin. Avant, toutes les écoles montaient des camps de ski. Tous les enfants savaient ce qu'était la neige. De là, on pouvait repérer ceux qui avaient du potentiel.»

Autre temps, autres moeurs. «A l'époque, Roland Collombin ou William Besse étaient des stars absolues dans leur vallée, note Justin Murisier. Aujourd'hui, les gens suivent les résultats, il y a toujours un intérêt, mais ce n'est plus pareil. Skieur, c'est presque devenu un métier comme un autre.» Toujours cette sensation.