Charlotte Chable décroche alors que le garagiste change les pneus de sa voiture. Le coup de fil ne la dérange pas; il n’y a qu’à laisser faire et elle sera parée pour l’hiver. Ah, si cela pouvait être aussi simple de changer de carrière… «Des moments je pleure, d’autres ça va; des moments je suis perdue, d’autres j’arrive à prendre du recul, attaque-t-elle. Je suis convaincue d’avoir pris la bonne décision, mais cela ne la rend pas facile pour autant.»

Voilà quelques jours que la skieuse de 27 ans a annoncé sa retraite sportive. Tout s’est passé très vite. Le vendredi 12 novembre, elle informait son management. Le lundi 15, après un dernier week-end de réflexion, elle commençait à contacter ses partenaires et autres sponsors. Le jeudi 18 tombait le communiqué officiel de Swiss-Ski, saluant une «athlète au talent indéniable», au palmarès riche de 35 départs en Coupe du monde et qui n’avait «pas été épargnée par les blessures».

Merci, au revoir. En moins d’une semaine, le projet d’une vie s’achève. «Depuis toujours, je me levais le matin pour poursuivre mon rêve, mes objectifs, et tout à coup c’est fini», commente l’intéressée, comme prise de vertige. «C’est comme si, du jour au lendemain, j’avais perdu une partie de mon identité.»

Auto-persuasion

Le plus long, dans l’affaire, fut de se convaincre elle-même que l’heure avait sonné. En mai dernier, Charlotte Chable confiait encore à 24 heures son intention de continuer. Sa rééducation s’était bien passée. Les douleurs avaient disparu. Elle était prête à faire son retour. Encore un. Après une quatrième blessure aux ligaments croisés.

Depuis? La triste évidence s’est imposée insidieusement, sur le temps long de sa préparation. «L’été, quand on skie sur les glaciers, c’est relativement plat et la neige n’est pas agressive, décrit-elle. Mais plus on se rapproche de l’hiver, plus on tend vers les conditions de course. L’intensité augmente. Il n’est plus question de juste descendre la piste, il faut s’engager. Et physiquement comme mentalement, je n’étais plus prête à donner ce qu’il fallait pour aller vite. La tête le souhaitait, mais le corps bloquait.»

Une «petite voix intérieure» le lui fait remarquer. Il devient difficile de l’ignorer quand les copains-copines demandent au coin de la rue «quand reprennent les courses». «Un jour, je me suis rendu compte qu’en fait je n’allais pas reprendre les courses», dit simplement la jeune femme. Soudain, «arrêter» devient aussi limpide que «continuer» l’avait été jusqu’alors, malgré les coups durs s’enchaînant aussi rapidement que les piquets de slalom.

La mésaventure de trop

Une grave blessure n’est pas la suivante. En 2012, Charlotte Chable a 17 ans et sait qu’en tant que skieuse elle allait «forcément passer par là» un jour ou l’autre. En 2013, trois mois après son retour, le deuxième accident est plus inquiétant. «Je me suis demandé ce qui n’allait pas avec moi», se rappelle-t-elle. En 2017, elle a l’impression d’avoir assumé sa part de guigne quand un de ses genoux lâche une nouvelle fois «mais à peine blessée, je pensais à ce que j’allais devoir mettre en place pour revenir, je ne me posais pas de question». En septembre 2020, pour la première fois, et même si elle va s’y opposer de toutes ses forces, elle a le présage que sa mésaventure peut signifier la fin de sa carrière de skieuse.

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Avec de tels antécédents, personne n’a été surpris que la jeune femme se résigne. De loin, elle semblait d’ailleurs s’être profilée vers sa reconversion. Etudes de communication. Stage dans une agence de Martigny. Interviews d’autres athlètes pour la RTS. Mais dans son esprit, elle aura été une athlète professionnelle jusqu’au bout. «Juste avant ma dernière blessure, j’étais rapide à l’entraînement.» Au point de rivaliser avec des skieuses de Coupe du monde? «Sans doute pas loin, rétorque-t-elle. J’étais encore convaincue que le meilleur restait à venir.»

Il remonte en fait à plusieurs années déjà. Lors de l’hiver 2014-2015, Mikaela Shiffrin est en train de s’imposer comme la grande championne de son temps, Petra Vlhova gagne sa première course sur le Cirque blanc et le ski suisse est en mal de stars. La presse s’intéresse de près à cette jeune slalomeuse solaire et douée qui passe en quelques mois des courses FIS (troisième division du ski alpin) aux épreuves de Coupe du monde (9e place à Aspen) et aux Mondiaux (15e à Vail).

Triste, mais pas fâchée

Son entraîneur d’alors, Denis Wicki, pense qu’il lui faudra «trois ans» pour s’établir dans le top 15 mondial des disciplines techniques, «très optimiste» quant à l’avenir d’une fille qui a «le physique, le ski et l’orgueil» pour, pourquoi pas, un jour, «viser des titres». Dans les articles de L’illustré ou du Nouvelliste, on associe son nom à ceux de Corinne Suter ou Loïc Meillard au rang des espoirs à «l’avènement programmé».

On ne devient pas un champion sans effort ni sacrifice. Mais tous les efforts et tous les sacrifices ne garantissent pas de devenir un champion. Corinne Suter et Loïc Meillard se sont imposés au plus haut niveau tandis que Charlotte Chable a multiplié les phases de rééducation. Sentiment d’inachevé. Arrière-pensée d’injustice. «A un moment donné, je me demandais ce que j’avais fait pour mériter tout ce qui m’arrivait…» Au moins, elle ferme le livre du sport professionnel sans la moindre page de regrets. «A chaque moment de ma carrière, j’ai eu l’impression de faire juste et de tout donner.»

Elle quitte le sport de compétition «triste» mais «pas fâchée». «J’aime toujours autant le ski. Il m’a donné beaucoup de bonheur et les épreuves par lesquelles je suis passée ont formé la personne que je suis aujourd’hui.» Charlotte Chable espère que son futur professionnel lui permettra de garder un pied dans sa discipline, et rien ne l’empêchera d’aller skier pour le plaisir. Le garagiste lui a fait signe; ses pneus neige sont installés.