La route, à travers le Jura enluminé des ors de l’automne, n’avait été qu’une longue et salivante farandole de noms fleurant bon le terroir et l’AOC: Gex, Morteau, Morbier, (Franche)-Comté, Arbois… C’est une autre France, moins goûteuse, plus industrieuse qu’artisanale, que l’on découvre en arrivant à Sochaux. Partout des parkings, et sur les parkings des voitures, et sur les voitures le lion chromé de la marque Peugeot.

Dans la salle-restaurant de l’hôtel Arianis, un trois étoiles sans éclat particulier posté à côté de l’usine, l’odeur de coquillettes au saumon est caractéristique des avants-matchs. L’équipe première du FC Sochaux-Montbéliard (FCSM) prend son repas, à quelques heures d’une rencontre importante contre Evian. Les Sochaliens sont dix-huitièmes du classement de Ligue 2 et, pour la première fois de leur histoire, en position de relégable. Une hérésie pour le plus vieux club professionnel français (depuis 1928), qui s’enorgueillit d’avoir passé plus de saisons dans l’élite (66, record national) que l’OM, le PSG ou Saint-Etienne.

À côté de la table des joueurs, les dirigeants font corps avec le groupe. On patiente dans un petit salon en se disant que Johann Lonfat a vécu là quatre mois en 2002, en provenance de Servette. Les joueurs, qui viennent au bar finir leur yaourt ou prendre un café, sont des inconnus. Des jeunes, des Africains, comme souvent en France. Le capitaine, le Camerounais Adolphe Teikeu, leur raconte l’Ukraine. Ils l’écoutent d’une oreille avide. Avant, le club était un point de départ: Joël Bats, Bernard Genghini, Yannick Stopyra, Philippe Anziani, Franck Sauzée ou Frank Sylvestre sont allés jusqu’en équipe de France; Jérémy Ménez et Jérémy Mathieu jusqu’à l’AC Milan et au FC Barcelone. Ce printemps, Sochaux est devenu un point de chute pour un milliardaire chinois.

Monsieur Li garde le silence

Il s’appelle Wing Sang Li. Pour une somme estimée à 7 millions d’euros, Monsieur Li a racheté le 6 juillet dernier le 100% des parts du FC Sochaux-Montbéliard au groupe Peugeot (PSA). Sa société, Ledus, est une filiale du groupe Tech Pro Technology Development, spécialisée dans la fabrication de systèmes d’éclairage Led. Le voici qui arrive, flanqué d’un compatriote et de son directeur général, le Suisse Ilja Kaenzig. Wing Sang Li porte une casquette Ledus et un polo du FC Sochaux, griffé du nouveau logo, où le lion de Peugeot a été remplacé par celui, stylisé, de Franche-Comté. Basé à Hong-Kong, le nouveau boss est de passage pour une semaine. Il ne se départira pas du silence qu’il observe depuis maintenant cinq mois.

Nous avons des projets pour relancer ce club mais pour le moment, tout est mis de côté. L’urgence, c’est de gagner des matchs.

Au jour le jour, le club est géré par Ilja Kaenzig, ce qui fait de Sochaux le seul club européen dirigé par un Suisse. Kaenzig, 42 ans, formé à GC, passé par Leverkusen, est un pro du management sportif mais il en découvre tous les jours. «Je n’ai jamais vu ça: sur l’année civile, le club a joué 31 matchs et gagné seulement 6 fois! C’est nul, nul, nul! Nous avons des projets pour relancer ce club mais pour le moment, tout est mis de côté. L’urgence, c’est de gagner des matchs.»

La première décision d’Ilja Kaenzig fut de remplacer début octobre l’entraîneur Olivier Echouafni par Albert Cartier. Un homme de l’Est, choisi pour apporter exigence et discipline à un groupe peu préparé aux âpres luttes de la Ligue 2. Dans un anglais approximatif, le nouveau coach tente de converser avec Monsieur Li. Ca a l’air de fonctionner.

«Ici, il n’y a rien comme industrie»

Ilja Kaenzig attendra quelques jours avant de parler à Wing Sang Li. Il doit lui rendre son rapport sur le club et son potentiel de développement. Son analyse de la situation déjuge l’ancienne gestion. Peugeot, qui voulait se désengager depuis plusieurs années, n’a cessé de réduire les budgets et les effectifs. «Mais à quoi sert d’avoir des comptes équilibrés si c’est pour être mal classé? Il faut accepter qu’un club de football ne soit pas une activité comme une autre.»

Un discours qui surprendrait bien des supporters du club, qui s’attendaient à ce que le repreneur chinois injecte tout de suite beaucoup d’argent. «Monsieur Li garantit déjà le budget, qui est tout de même le troisième de Ligue 2, plaide Ilja Kaenzig, sans donner de chiffres [environ 16 millions d’euros]. Avec l’ancien actionnaire, nous aurions eu un budget proche de celui du promu Bourg-Péronnas.» Soit trois fois moins. Sauf que les Bressans sont l’équipe-surprise de Ligue 2.

Lilian Thuram nous a confié son fils Marcus, un grand espoir du football français.

Ancien de Grasshopper et de Leverkusen, Ilja Kaenzig dit être venu dans le Doubs pour le projet. «A terme, la Chine sera l’un des grands marchés du football, avec les Etats-unis, l’Angleterre et l’Allemagne. Et puis Sochaux, ce n’est pas Metz. C’est une marque, connue à l’étranger.» Comme tous les dirigeants français ou presque, il mise sur le centre de formation pour créer de la valeur. Celui de Sochaux a déjà sorti 63 joueurs internationaux. «Ce centre, c’est une véritable machine à produire des talents. Nous venons de gagner la coupe Gambardella [le championnat de France M19]. Lilian Thuram nous a confié son fils Marcus, un grand espoir du football français. A chaque match, je reçois la liste des clubs qui ont demandé des billets: ce soir il y aura des représentants de Crystal Palace, Everton, Celta Vigo, Bâle, Wolfsburg, Freiburg, AC Milan. Le projet est réaliste. Il faut juste éviter les erreurs parce que le stade n’est pas très moderne et qu’ici, il n’y a rien comme industrie!»

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Dite à quelques hectomètres de l’usine Peugeot, la phrase a de quoi faire bondir. Ilja Kaenzig assume. «Le groupe PSA n’a plus aucun lien avec le club. Il n’est plus sponsor, il n’offre plus de voiture aux joueurs. On m’a dit qu’ils nous ont même coupé l’eau qui arrivait directement de l’usine.» Reste le site de production, immense, qui fait le lien entre Sochaux et la commune voisine de Montbéliard, sur laquelle est située le stade Bonal.

Nuit de folie sous la tribune

Vendredi soir, ils sont 9400 à s’y rendre pour encourager l’équipe. En salle de presse, le spécialiste foot de L’Est républicain, Gilles Santa Lucia, résume le sentiment général: «Le Chinois, il vient de temps en temps, il se prend en selfie avec sa mère dans le stade. Bon, c’est peut-être sa culture mais ici, les gens se demandent où il veut en venir…»

Le match est aussi obscur que les intentions du nouveau propriétaire. Pas vraiment de jeu, aucun joueur qui ressort du lot. Un 1-0 typique de cette Ligue 2 serrée et physique (ce soir-là, une seule équipe s’imposera par plus d’un but d’écart). Mais Sochaux, avec un banc de touche de 20 ans de moyenne et trois joueurs non pros, retrouve le goût de la victoire. «Ils ont eu une occasion, nous aucune», résume Safet Susic l’entraîneur d’Evian. Le public fête ce succès comme une ascension en Ligue 1. Monsieur Li exulte et embrasse tout le monde.

Le club est important pour toute la région.

Ilja Kaenzig nous l’avait dit: les soirs de match, l’essentiel se passe après la rencontre, lorsque tout ce que la région compte de VIP se retrouve sous la tribune principale. Un orchestre lance la fin de soirée dans un décor de Halloween. Annonceurs, supporters et politiques se mêlent bruyamment. Surtout les politiques. «A chaque match, nous invitons une quarantaine d’élus et ils viennent tous», s’étonne Ilja Kaenzig.

Les collectivités sont omniprésentes, en tribune d’honneur comme sur le panneau des sponsors. Il y a la ville, l’agglomération, le département, la région. Pour combler les trous sur le panneau? «Nous mettons tout de même 600 000 euros par an», précise Christophe Froppier, vice-président de l’Agglomération Pays de Montbéliard, en charge des sports. L'«agglo», c’est 29 communes et 120 000 habitants. C’est aussi le propriétaire du stade Bonal. «Le club est important pour toute la région, souligne l’élu. Les collectivités soutiennent le club pour l’image du territoire mais aussi pour créer du lien.»

«Il n’y a rien de plus beau que de jouer ici»

Il créé également une chaude ambiance sous la tribune du stade jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Régulièrement, les fumeurs se retrouvent à l’air libre, dans les gradins. Là, le vice-président de l’agglo se fait taxer une clope par un supporter déjà un peu parti. Il s’appelle David Aumaitre. Son père a fait 44 ans chez Peugeot. Lui y travaille sur la future 3008, dans un bureau qui surplombe le terrain d’entraînement. «A l’usine, tout le monde ne parle que de l’équipe.» David est fier de son neveu, Martin François, 18 ans dont 14 au club. Ce soir, il est entré en fin de match. Le tonton n’en demande pas plus. «Quand tu joues ici, tu représentes les gars de l’usine et ta région. Il n’y a rien de plus beau.»