Sauf accident, le Bayern Munich sera sacré samedi champion d’Allemagne de football pour la quatrième année consécutive, une performance inédite en Bundesliga. Le lendemain, le FC Bâle devrait battre son propre record et fêter un septième titre de rang. En début de semaine, la Juventus de Turin a empoché un cinquième scudetto d’affilée, record de l’Inter et du Torino égalé. Le PSG, lui, est depuis la fin du mois de mars champion de France, c’est la quatrième fois de suite et ça n’est pas prêt de s’arrêter.

Il n’y a pas qu’à la télévision que les séries sont à la mode. Et pas qu’en football d’ailleurs. Cet hiver, l’Autrichien Marcel Hirscher a remporté pour la cinquième saison consécutive le classement général de la Coupe du monde de ski alpin. Cela ne s’était jamais vu. Jamais vu non plus la domination du Français Teddy Riner en judo, huit fois champion du monde des poids lourds, invaincu depuis 2008. Inédite également la domination de l’équipe de basket des Golden State Warriors: les coéquipiers de Stephen Curry ont battu ce printemps le record de victoires sur une saison régulière en NBA, 73 contre 72 aux Chicago Bulls de Michael Jordan en 1996.


D’autres sports ont vu émerger au XXIe siècle des champions ultra-dominateurs qui ont battu tous les records dans leur discipline: le Jamaïcain Usain Bolt en sprint (6 médailles d’or olympiques), le Français Sébastien Loeb en rallye (neuf titres mondiaux d’affilée), son compatriote Martin Fourcade en biathlon, l’Américain Michael Phelps en natation (18 médailles d’or olympiques). Parmi les sportifs toujours en activité, on trouve encore des légendes vivantes comme Tiger Woods en golf, Serena Williams en tennis, Valentino Rossi en motocyclisme, Lindsey Vonn en ski alpin (76 victoires en Coupe du monde, record féminin, et 20 globes de cristal, record toutes catégories). En football, Lionel Messi (5 Ballons d’or) et Cristiano Ronaldo explosent tous les records individuels. Et bien sûr, comment ne pas évoquer Roger Federer, l’homme aux 17 titres du Grand Chelem.

Si l’on s’en tient aux seuls chiffres, chaque sport vit actuellement son âge d’or, à l’ère de tous les records. Bien sûr, l’histoire du sport est parsemée de grandes dominations. Mais l’hégémonie du Real Madrid en Ligue des Champions (5 victoires consécutives de 1956 à 1960), la supériorité de Martina Navratilova, le règne de Giacomo Agostini, l’invincibilité de Rocky Marciano, les records de Sergeï Bubka, les médailles de Paavo Nurmi ou de Mark Spitz, les ères glacées d’Ingemar Stenmark ou Björn Borg, tout ceci pouvaient s’expliquer rationnellement: des champions en avance sur leur temps, professionnels avant l’heure, qui triomphaient sans peine d’une concurrence disparate, dans des compétitions embryonnaires, en profitant parfois d’un contexte particulier (le hockey soviétique, le handball yougoslave, la boxe cubaine). Aujourd’hui, la situation est bien différente, et d’autant plus paradoxale. Le sport est devenu hégémonique alors qu’il est censé n’avoir jamais été aussi professionnel, mondialisé et concurrentiel. Pourquoi?

Cette question, Le Temps la pose depuis des mois aux grands champions qu’il nous est possible de rencontrer. Tous, d’Alain Prost à Roger Federer, en passant par Teddy Riner ou Timea Bacsinszky, marquent un temps d’hésitation avant de répondre. «C’est une très bonne question» est souvent leur première remarque. Proposer une réponse convaincante est plus ardue. Peut-être parce qu’il n’y a que des éléments de réponse, qui, enchaînés les uns aux autres, peuvent expliquer le plus grand paradoxe du sport moderne.

Parce que le système encourage les déséquilibres

Leicester probable champion d’Angleterre de football est la plus merveilleuse des exceptions qui confirment la règle: le sport moderne déteste les surprises et s’est organisé économiquement pour les réduire au maximum. En Ligue des Champions, le format des compétitions avantagent les grandes équipes. Un petit club peut créer l’exploit sur une confrontation aller-retour, beaucoup moins sur la durée d’une phase de poule. Les favoris passent les tours, encaissent les revenus qui vont avec, font gonfler leur budget, recrutent des effectifs conséquents et siphonnent les talents locaux. Ainsi, le FC Bâle peut-il dominer le championnat de Suisse en pillant régulièrement la concurrence (Gashi à GC, Sio à Sion, Steffen à YB).

En tennis, la très inégale répartition des gains met les meilleurs joueurs hors de portée de la concurrence. Les uns peuvent engager un entraîneur, un masseur, un cordeur, un préparateur physique, un sparring-partner quand les autres partagent leur lit avec un compagnon de galère pour réduire les frais. Ce déséquilibre institutionnalisé a été théorisé par l’économiste américain Sherwin, qui a désigné ce phénomène par le concept d’«effet superstar». La position particulière des acteurs-vedettes leur permet de capter une grande part d’une rente construite collectivement. Le groupe ABBA le dit autrement: The winner takes it all.

L’anthropologue français Christian Bromberger dénonce en conséquence ce qu’il nomme «un recul de l’aléatoire». «Sauf coup du sort imprévisible, les dés sont jetés dès le début.» L’aléatoire ne réapparaît qu’en toute dernière extrémité, à partir des quarts ou des demi-finales, quand il ne reste plus que les plus puissants en course. Aucune équipe n'a jamais réussi à remporter deux saisons de suite la Ligue des Champions, mais sept clubs (Real Madrid, FC Barcelone, Chelsea, Manchester United, PSG; Juventus, Bayern Munich) sont présents en quarts de finale dans 70% des cas.

Mais ce n’est pas qu’une question d’argent. Le jeu, uniformisé, sur des surfaces ou des terrains standardisés, se ressemble de plus en plus. Une impasse. Aucune équipe ne battra le Barça en jouant comme le Barça. Pourtant, chacun essaye (sauf Leicester) parce que l’époque a remplacé les spécialistes par les polyvalents, «une capacité contre des possibilités», selon l’écrivain Alessandro Baricco. «Avant, observait Roger Federer en 2015 dans une interview au Monde, il y avait sur chaque tournoi un joueur capable, sur un match, de surjouer. S’il servait et volleyait bien, c’était très difficile à breaker, et il pouvait gagner 7-6, 6-4. Aujourd’hui, tout le monde sait tout faire mais il faut frapper trop de très bonnes balles pour battre les meilleurs, alors en principe, ces meilleurs-là vont toujours trouver un moyen pour gagner. Beaucoup de joueurs nous laissent trop jouer au lieu de prendre des risques et de voir ce que ça peut donner.»

Parce qu’une petite marge fait une grosse différence

Roger Federer, Rafael Nadal et Novak Djokovic sont trois champions extraordinaires. Pourtant, à l’exception de la saison 2012, ils n’ont jamais remporté un tournoi du Grand Chelem la même année. Soit Federer domine et écrase tout le monde, soit c’est Nadal. Depuis deux ans, c’est Djokovic. «Je suis toujours étonné quand quelqu’un domine autant. Avant, c’était Roger», constate Severin Lüthi. Les périodes de domination se succèdent parce que celui qui est un petit peu plus fort en tire un avantage psychologique déterminant. Les finales perdues par Federer contre Djokovic à Wimbledon et New York sont édifiantes à ce sujet. Le Serbe les gagne uniquement sur la confiance. «Etre dans sa tête doit être une expérience incroyable, imagine Timea Bacsinszky. Il sait qu’il peut se sortir de toutes les situations. Cela s’arrêtera quand il sera un petit peu moins fort. Quand Serena Williams a perdu deux ou trois matchs cet hiver, toutes les filles se sont remises à y croire.»

Comme le tennis, le rugby impose un rapport de force direct entre deux adversaires. Celui qui craque s’effondre. Et une domination peut rapidement être suivie d’une autre. Dans le Tournoi des Six Nations, les Grand Chelem sont de plus en plus fréquents (deux tous les trois ans depuis 2000) alors qu’il y a une équipe de plus depuis 2001. Parce que les valeurs sont figées? Même pas! Ainsi l’Angleterre peut-elle être humiliée en novembre à la Coupe du monde et réussir le Grand Chelem quatre mois plus tard.

Le passage rapide d’une hégémonie à une autre s’observe également en Formule 1 où la domination sans partage de Michael Schumacher a été suivie presque immédiatement de l’ère Sébastian Vettel (quatre titres mondiaux consécutifs de 2010 à 2013). Vettel parti chez Ferrari, il a été aussitôt remplacé par Lewis Hamilton, archi-dominateur depuis deux saisons, y compris de son coéquipier Nico Rosberg. «En Formule 1, une petite marge a toujours fait une grosse différence, explique Alain Prost. Ce qui change, c’est qu’il y a beaucoup plus d’outils de simulation. Une avancée est très vite fiable. Quand une équipe domine la saison, comme Mercedes, on voit les autres tester des choses en course pour travailler déjà sur la saison suivante.» Et la prochaine domination.

Dans d’autres disciplines moins «pointues» comme le football ou le cyclisme, des entraîneurs comme l’Argentin Marcelo Bielsa ou le Britannique Dave Brailsford sont obsédés par la quête des «coûts marginaux». Ces petits détails qui feront une grande différence.

Parce que gagner ne suffit plus

En 2012, nous avions pu discuter avec Björn Borg dans une soirée donnée en marge du tournoi de Roland-Garros. Quelques jours plus tard, Rafael Nadal avait la possibilité de remporter un septième titre à Paris et de battre son record de six titres. L’homme qui arrêta sa carrière à 25 ans et 11 titres majeurs haussa les épaules. «A mon époque, personne ne se souciait jamais de ce genre de record. On n’en parlait jamais, ce n’était pas une motivation.» Aujourd’hui, c’est tout le contraire; difficile de rencontrer un sportif dont l’obsession ne soit pas de «marquer l’Histoire» de sa discipline. Et pour cette jeune génération, seules les statistiques peuvent donner l’imprimatur. Un ami d’enfance de Sébastien Buemi racontait qu’adolescent, le futur pilote de Formule 1 s’inquiétait de voir Michael Schumacher battre (déjà) tous les records, parce qu’ils lui devenaient de fait un peu moins accessibles. Le rêve de Buemi n’était pas de devenir pilote, ni même champion du monde, il était de devenir le meilleur pilote de l’histoire de la F1.

La genèse de cette nouvelle façon de penser date des Jeux olympiques de Los Angeles en 1984, quand Carl Lewis annonça son ambition de remporter quatre médailles d’or et d’égaler l’exploit de Jesse Owens en 1936. Owens l’avait fait sans y penser, prenant une épreuve après l’autre, mais pour Lewis, trois médailles d’or et une d’argent eut constitué un échec. Dans sa foulée, Marie-Josée Pérec ou Michael Johnson se mirent à doubler 200m et 400m. Battre ses adversaires devenait une condition nécessaire mais non suffisante; il fallait désormais battre en plus des records. En équipe de France de handball (huit titres internationaux entre 2006 et 2015), l’entraîneur Claude Onesta constate que le palmarès est «un accélérateur de performance. L’ambition de chaque génération est de faire aussi bien, voire mieux, que les précédentes.» «Nos pères de sport, les Mohammed Ali, Mike Tyson, Michael Jordan, nous ont appris qu’on ne se souvenait que des vainqueurs et que les records étaient faits pour être battus, conclut le judoka Teddy Riner. Notre génération a été bercée là-dedans.»