Le nouveau coronavirus s’attaque aux plus faibles et aux plus fragiles: les organismes les plus âgés, les écosystèmes les plus jeunes. Dans le monde du sport de haut niveau, la population économiquement la plus à risque est essentiellement féminine. Parce qu’elle se situe souvent financièrement dans un entre-deux bancal, plus vraiment amateur mais pas encore complètement professionnel, avec des charges fixes et des ressources variables, désormais volatiles. Parce qu’il vient systématiquement «après», le sport féminin risque donc d’être touché «avant».

Face à cette pandémie à l’ampleur inédite et à la durée encore inconnue, l’urgence va à sauver ce qui peut l’être. Dans un incendie, ce sont les bijoux de famille; dans ce cas précis, les événements les plus importants et les plus rémunérateurs. Parce qu’ils seront ensuite à même de soutenir le reste des activités. En football, le report à 2021 de l’Euro masculin a repoussé à 2022 l’Euro féminin. «C’était la meilleure option pour le football féminin», assure Nadine Kessler, cheffe du football féminin à l’UEFA, en soulignant que le tournoi olympique de football des Jeux de Tokyo, reportés à 2021, assurera la visibilité de la discipline.

Interrogée par l’AFP, la Norvégienne Ada Hegerberg conçoit ce sens des priorités. «Il est logique que le football masculin passe en premier, avec toutes les questions concernant l’argent et la reprise des championnats, mais il est crucial que nous ne soyons pas reléguées dans l’ombre», souligne la Ballon d’or 2018, qui constate déjà combien «les plus gros clubs sont en difficulté. On peut donc imaginer à quel point cette crise va affecter les équipes féminines.» En Suisse, le projet le plus ambitieux, celui de Servette, n’est pas menacé. «Le football féminin est une priorité pour le SFC et le restera», nous confirme le président Pascal Besnard.

Un monde de précarité

C’est ce que redoute la Fifpro, le syndicat mondial des joueurs. «La situation actuelle est susceptible de constituer une menace presque existentielle pour le football féminin si aucune mesure n’est prise pour protéger son économie», a mis en garde l’organisation syndicale dans un communiqué diffusé la semaine dernière. La Fifpro décrit un football féminin d’élite comme un écosystème marqué par «un développement moindre des ligues professionnelles, des bas salaires, des inégalités en termes de sponsors et d’investissements». Dans ce décor, les joueuses ne peuvent pas consentir à une baisse de salaire sans sombrer dans la précarité.

Lire à ce propos: notre reportage après la grève des joueuses espagnoles de football en novembre 2019

Dans un texte publiée sur le site de la Fondation Jean Jaurès, Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les hommes et les femmes en France, dit son «inquiétude pour le sport féminin […] à l’heure de faire les comptes après des championnats à l’arrêt et des possibles retraits de sponsors, ajoutés à un défaut de recettes télévisées et liées à la vente de billets (pas de match, pas de spectacle, pas d’argent)». Elle cite aussi la sociologue australienne Madeleine Pape qui, dans le Guardian, prévient que «mettre fin aux filières «non essentielles» pourrait revenir à «mettre fin aux équipes féminines». Elle cite enfin une tribune de la journaliste américaine Caitlin Murray sur Yahoo Sports USA: «Personne ne doute que la NBA rebondisse après le coronavirus. Pour les femmes, c’est une autre histoire.»

Les lettres ouvertes des coureuses

En cyclisme, les femmes doivent jouer des coudes et veiller à se maintenir à l’avant du peloton pour ne pas manquer la bonne échappée. Car là aussi, les plus gros événements du calendrier masculins sont jugés prioritaires: les trois grands tours (et surtout le Tour de France), les cinq grandes classiques et les Championnats du monde sur route, prévus à Aigle et Martigny du 20 au 27 septembre.

Le 15 avril dernier, la publication du nouveau calendrier international de l’Union cycliste internationale (UCI) laissait dans l’expectative les coureuses, suspendues à une décision reportée au 15 mai «au plus tard» et sous condition de «la situation sanitaire mondiale». Si le but était de faire comprendre à ces dames qu’elles étaient quantité négligeable, le message fut reçu fort et clair. Deux jours plus tard, huit représentantes du syndicat de coureuses The Cyclists’ Alliance, parmi lesquelles la Suissesse Ariane Lüthi (spécialiste de VTT), se fendirent d’une lettre ouverte à l’UCI, dans laquelle elles rappelaient leur existence, leur inquiétude et leur volonté d’être intégrées dans le processus de décision.

«Nous appelons à la reconnaissance du peloton féminin», lancèrent les signataires, par ailleurs plutôt satisfaites de l’évolution récente de leur discipline. Il est vrai que de nombreux progrès ont été faits et que, pour la première fois, les athlètes des huit équipes World Tour disposent de vrais contrats de travail professionnels avec un salaire minimum. Mais faut-il qu’une crise survienne pour que ressurgissent les réflexes anciens? L’UCI a assez vite fait amende honorable et donné des gages de bonne volonté.

Une vigilance permanente

Le moment est critique car, même préservé, le calendrier féminin risque d’être étouffé médiatiquement dans le chevauchement de courses qui s’annonce, avec une demi-saison condensée en deux mois! Ainsi, le Giro féminin pourrait se disputer en même temps que le Tour de France masculin. Sans visibilité, ces équipes jouent gros, ce qui est également une possibilité pour les hommes mais déjà une réalité dans certaines équipes féminines. Le 26 avril, les coureuses de la Bigla-Katusha, dont les Suissesses Elise Chabbey, Marlen Reusser et Kathrin Stirnemann, ont adressé une lettre ouverte à leurs sponsors leur enjoignant d’«honorer leurs engagements» et de ne pas se retirer du cyclisme.

Interrogée par La Nouvelle République, la sociologue et secrétaire générale de la Fédération française de handball Béatrice Barbusse cite Simone de Beauvoir: «N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant.» Le terme est repris – deux fois – par Brigitte Henriques, vice-présidente de la Fédération française de football, alors que certains semblaient avoir tendance à oublier les compétitions élite féminines dans la liste des priorités. «Tout le monde est vigilant, assure la numéro 2 de la FFF, citée par RMC. Ce serait très mal perçu que les coupes soient faites par rapport au sport féminin. Je sais que la ministre des Sports [Roxana Maracineanu] est très vigilante par rapport à ça.»

«Les hommes d’aujourd’hui sont différents»

Les temps changent et les hommes aussi. C’est ce que croit Billie Jean King, enthousiasmée par la proposition de Roger Federer de fusionner ATP et WTA pour sortir de la crise. «Les hommes d’aujourd’hui sont différents, inspirants, souligne la fondatrice de la WTA au New York Times. Regardez ce que faisait Kobe (Bryant) avec le basket féminin. Ces gars veulent que leurs filles aient la même chose que leurs fils. Ce n’était pas comme ça dans le passé.»

Mais l’économie demeure l’économie, et le sport féminin potentiellement un investissement secondaire, «une variable d’ajustement». Pour preuve, télés et journaux comblent le vide à coups de rediffusions de vieux matchs, d’infos transferts, de sujets rétro, d’épreuves virtuelles et même de poignantes nécrologies. Toutes masculines.


Mise à jour 30 avril 2020

Suite aux annonces du Conseil fédéral, l'Association suisse de football (ASF) a annoncé l'arrêt de tous les championnats autres que les deux ligues professionnelles masculines, la Super League et la Challenge League. L'élite féminine, la Ligue nationale A (semi-professionnelle) est définitivement arrêtée, sans qu'aucun titre ni relégation ne soit décerné. (L.Fe)