Forum des 100
Quel fil rouge entre les exploits réalisés ces dernières années en football, en athlétisme, en ski alpin ou en natation? Une génération d’athlètes qui n’a pas peur de rêver grand, encouragée par des modèles inspirants et soutenue par des structures performantes

«Vous avez de bonnes joueuses, mais quand cela compte vraiment, y a plus personne.»
Quand Nils Nielsen a pris les rênes de l’équipe de Suisse féminine de football, en 2019, la remarque revenait en boucle à ses oreilles. Ce mardi, l’entraîneur danois conclura son mandat de sélectionneur par un match décisif pour la qualification à la Coupe du monde 2023. Il espère propulser ses protégées vers la deuxième phase finale de leur histoire après celle de 2015. Mais il est d’ores et déjà convaincu de les avoir accompagnées vers de nouveaux horizons psychologiques. La fameuse remarque, il ne l’a «plus entendue depuis un bon bout de temps». Les Suissesses désormais rêvent grand, sans garantie de succès mais sans peur de l’échec.
Cette mutation, observée par Nils Nielsen auprès des footballeuses, s’est opérée ces dernières années sur le terrain de nombreuses disciplines. Il s’agit de la disparition du complexe des «petits Suisses». «C’est vrai qu’on observe un changement de mentalité, valide Roger Schnegg, directeur de Swiss Olympic. De plus en plus d’athlètes n’ont pas peur d’affirmer qu’ils ne veulent pas seulement participer, mais gagner.»
Exploits en pagaille
Il faut dire que l’époque est pavée de succès inédits pour les sportifs helvétiques. Pour s’en rendre compte, il suffit d’une petite rétrospective des quinze derniers mois.
A l’Euro de football, la Nati a atteint les quarts de finale d’une grande compétition pour la première fois depuis 1954 en renversant les champions du monde français.
Aux Jeux olympiques de Tokyo, la délégation rouge à croix blanche a décroché 13 médailles, son meilleur total «estival» depuis 1952. Elle y a notamment vu deux sprinteuses, Mujinga Kambundji et Ajla Del Ponte, atteindre la finale du 100 mètres, où aucune Suissesse ne s’était invitée avant cela.
En Coupe du monde de ski alpin, Marco Odermatt a remporté un grand globe de cristal qu’aucun de ses compatriotes n’avait gagné depuis Lara Gut en 2016 chez les femmes et Carlo Janka en 2010 chez les hommes. Il incarne un nouvel âge d’or dont personne n’osait rêver il y a une dizaine d’années.
Le pays reste aussi sur les Mondiaux d’athlétisme et les Championnats d’Europe de natation les plus prolifiques de son histoire, avec des délégations de taille inédite et des performances sans précédent. Dans ces disciplines, il n’est pas rare de voir tomber les «vieux» records nationaux, parfois établis il y a plusieurs décennies.
Pour finir ce petit tour d’horizon non exhaustif, la Suisse vient d’être sacrée championne du monde de cyclisme en relais mixte: un succès dans une épreuve récente et peu considérée, mais révélateur de l’incroyable densité de coureuses et coureurs de haut niveau actuellement en activité.
Un nouvel horizon
Une époque formidable? Sans doute. Mais, peut-être encore davantage que dans les exploits, la nouvelle mentalité du sportif suisse se mesure à sa manière d’accueillir l’échec. Quatre jours après avoir sorti la France, les footballeurs suisses étaient fâchés de leur élimination contre l’Espagne aux portes des demi-finales de l’Euro. Les médaillés d’argent ne manquent jamais de faire remarquer que le deuxième d’une compétition n’est jamais que son premier perdant. Et n’allez pas dire aux athlètes qui se ratent que, quand même, le bilan suisse global est magnifique. Plus le pays sacre de champions et plus la relève gonfle d’ambition.
«Gagner aujourd’hui aide à gagner demain», nous disait dernièrement Francesco Gabriele, responsable des équipes nationales masculines espoirs à l’Association suisse de football. Le Genevois Roggerio Nyakossi, capitaine de la Nati des moins de 19 ans recruté dernièrement par l’Olympique de Marseille, confirme: «Le complexe des petits Suisses? Connais pas.» Il faut dire qu’il a grandi en voyant son pays devenir champion du monde des moins de 17 ans (en 2009) et vice-champion d’Europe des moins de 21 ans (en 2011). Au sein des instances nationales du football, tout le monde dit que les Xhaka, Shaqiri, Rodriguez ou Seferovic, en gagnant tôt dans leur carrière, ont défini un nouvel horizon non seulement pour leur génération mais aussi pour les suivantes.
On observe le même phénomène dans les autres disciplines. Les jeunes filles qui commencent le sprint côtoient Mujinga Kambundji, qui a débuté l’athlétisme à Berne des années avant de devenir championne du monde en salle et championne d’Europe. Elles n’ont aucune raison de se dire que c’est impossible. En natation, Jérémy Desplanches – champion d’Europe et médaillé olympique du 200 mètres quatre nages – a quitté la Suisse pour trouver, au sein de groupes d’entraînement en France, des camarades plus forts que lui dont il puisse s’inspirer au quotidien. Rôle qu’il joue désormais aux yeux de la relève, qui commence à gagner des médailles.
Plus de moyens
Et il y a bien sûr Roger Federer, ses 20 titres en Grand Chelem, son rôle au premier plan de l’histoire de son sport… «Avec son exemple, on comprend bien la fonction du modèle sportif, note Roger Schnegg. Il n’incite pas forcément la masse à commencer une discipline, sinon après lui, Martina Hingis et Stan Wawrinka, toute la Suisse jouerait au tennis, mais il montre à ceux qui la pratiquent que tout est possible.»
L’effet d’entraînement n’explique pas tout. Les succès récents du sport suisse résultent aussi de l’évolution des structures – à tous les niveaux. Petit exemple, moins anodin qu’il n’y paraît: durant de longues années, les fédérations suisses avaient tendance à n’envoyer lors des grands rendez-vous internationaux que les athlètes qui y avaient des chances de médailles. Pour que personne ne déshonore le drapeau en faisant de la figuration, il n’était pas rare de définir des critères de qualification plus stricts que les officiels. Aujourd’hui, on envoie le plus d’athlètes possible, le plus tôt possible dans leur carrière, afin qu’ils engrangent l’expérience des Mondiaux ou des JO sans pression, quelques années avant d’y aller pour gagner.
«Les moyens financiers à disposition du sport suisse ont aussi beaucoup augmenté ces dernières années», souligne Roger Schnegg. Quand il a été nommé directeur de Swiss Olympic voilà une dizaine d’années, l’instance faîtière distribuait quelque 20 millions de francs par année aux différentes fédérations nationales. C’est aujourd’hui trois fois plus, grâce à l’augmentation substantielle des sommes versées par les loteries et l’Office fédéral du sport.
Au-delà des médailles
Autre nouveauté: l’extension de la promotion du sport d’élite au sein de l’armée. Les athlètes et autres entraîneurs peuvent désormais effectuer jusqu’à 100 jours de service volontaire par an au régime de l’assurance perte de gain. En 2021, 738 athlètes ont passé plus de 48 000 jours sous les drapeaux, contre seulement 16 000 en 2014, avant l'introduction du nouveau système. Ce sont pour eux des rentrées d’argent assurées, qui participent à des «conditions-cadres favorables pour la pratique du sport de haut niveau dans le pays», selon Roger Schnegg. Il y fait aussi figurer la quasi proverbiale stabilité suisse, des infrastructures «globalement de bonne qualité» et la taille restreinte du territoire, qui n’implique pas de longs déplacements où que l’on doive aller s’entraîner ou concourir. On pourrait ajouter, à la lumière de la crise du Covid-19, que le sport suisse a démontré sa capacité à faire front commun pour trouver de puissants relais politiques lorsque c’est nécessaire.
Au-delà de la dynamique nationale, chaque discipline tente de s’adapter pour que, comme le dit joliment Philipp Bandi, directeur technique de Swiss Athletics, «les structures n’empêchent pas les meilleurs de gagner des médailles». Les encadrements se professionnalisent, les «concepts de la relève» s’étoffent, les plans de développement de l’athlète s’affinent, des «centres de performance» s’ouvrent. «L’argent ne fait pas tout, souligne Roger Schnegg. Il faut aussi saluer le fait que les fédérations en font bon usage.»
Mais le succès et l’allant de certains sports ne masquent-ils pas l’échec et l’immobilisme d’autres? Roger Schnegg cite une phrase qu’il a «entendue toute sa vie»: «Si l’équipe nationale de foot et les skieurs vont bien, le sport suisse va bien.» Et comme c’est le cas aujourd’hui… «Blague à part, oui, la situation actuelle est bonne, reprend le directeur de Swiss Olympic. Mais je crois aussi qu’il faut regarder au-delà des médailles. Un pays de sport, c’est aussi un pays où la population est active, où les enfants bougent et où il n’y a pas de problèmes d’éthique…» Le scandale de la maltraitance physique et psychologique dans le milieu de la gymnastique suisse a rappelé en 2020 que la quête de résultats ne justifiait pas d’emprunter n’importe quel chemin.
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