Cette fille à plat ventre sur la moquette qui roule méthodiquement des fesses, c’est Belinda Bencic. Son sac trop grand pour elle orné d’une peluche qui n’est plus de son âge le confirme: son nom y est brodé en fil blanc et écriture liée.

D’ordinaire, une fille comme Belinda Bencic ne s’exhibe pas de la sorte. Mais d’ordinaire, une fille comme elle s’échauffe à l’abri des regards, parce que d’ordinaire, il y a plus de grandes joueuses, plus de journalistes et plus de séparation entre les deux. Retombée au 318e rang mondial après des douleurs au poignet qui l’ont finalement conduite à se faire opérer en avril dernier, la Saint-Galloise de 20 ans, septième mondiale en février 2016, n’est plus que septième joueuse suisse. Même Patty Schnyder est mieux classée qu’elle.

Le tennis professionnel, un monde impitoyable

Derrière ses apparences trompeuses et sa vitrine clinquante, le tennis professionnel est un monde impitoyable où rien n’est définitivement acquis. Une mauvaise passe, une mauvaise blessure et c’est la chute. Alors Belinda Bencic a repris la compétition dans l’anonymat des divisions inférieures. Au vu de tous ceux que cela intéresse, c’est-à-dire presque personne.

Victorieuse samedi passé de son tournoi de rentrée à Saint-Pétersbourg, elle enchaîne cette semaine avec l’Open Clermont-Auvergne, une épreuve de la catégorie ITF dotée de 25 000 dollars, le septième échelon international. Son quart de finale est programmé sur le «central» du Centre régional de tennis d’Aubière, banlieue sud de Clermont-Ferrand, une halle inaugurée par Giscard à une époque où les toitures en plaques ondulées en Eternit étaient à la mode.

Des organisateurs bénévoles

Il fait chaud comme dans un four. «Nous avons un problème d’isolation, reconnaît Bernard Maussant, le directeur du tournoi, mais sinon c’est un tournoi très bien noté par l’ITF et les joueuses. Nous prenons en charge l’hébergement et un peu les repas, nous offrons un service de navette. Le plateau est souvent d’un niveau supérieur à notre classification.»

Monsieur le directeur s’est fracturé le poignet la semaine dernière en installant une bâche. Ici, les organisateurs sont tous bénévoles, et souvent retraités. Ils couvent les joueuses comme leurs petites-filles. Il fait beau et l’automne s’annonce doux au pays des volcans. C’est la France profonde, avec son art de vivre et ses particularismes, comme le Coca-Cola à 1,71 euro ou le programme officiel aux 9 éditos (président de région, président du conseil départemental, maire, déléguée territoriale, président de fédération, président de ligue, présidente de comité, etc.).

Pas de classement protégé

Joueuses et bénévoles partagent le réfectoire, à condition de slalomer dans le menu (salades de gésiers ou de tomates, vol-au-vent ou filet de truite, gratin dauphinois ou haricots verts). La Française Elixane Lechemia, qui vient de toucher son prize-money, range consciencieusement ses quelques billets de cent euros dans son porte-monnaie. Si elle gagne le tournoi dimanche, Belinda Bencic empochera l’équivalent de 3919 dollars, moins les impôts prélevés à la source. Elle vient surtout pour les 50 points WTA, qui doivent lui permettre de remonter au classement. Après sa blessure, elle a renoncé à demander un classement protégé. «Il aurait fallu attendre un mois de plus pour en bénéficier, et il ne serait resté que quelques tournois avant la fin de saison», explique le Gallois Iain Hughes, qui l’entraîne depuis trois mois.

Un sparring-partner accompagne aussi la Suissesse, qui dépense donc pour le moment plus qu’elle ne gagne. Malgré la chaleur, elle s’oblige à porter une veste de survêtement sur sa robe couleur dragée. Elle trottine parmi les odeurs de camphre. Belinda Bencic jongle avec des balles et termine par quelques exercices pour éveiller son acuité visuelle, son agilité manuelle, les déplacements latéraux, les appuis, la coordination.

J’ai déjà joué ce genre de tournois et c’est la catégorie à laquelle j’appartiens en ce moment

Belinda Bencic

Parfois, elle s’interrompt, va s’enquérir du score du match en cours, sautille sur place. Sa future adversaire, la Hongroise Dalma Galfi, 152e mondiale, tête de série numéro 2, opte plutôt pour la corde à sauter. Elle semble être une meilleure athlète. Mais le talent de Bencic, qui conserve certaines rondeurs de l’adolescence, est ailleurs. «Elle fait énormément d’appuis ouverts, ce qui veut dire qu’elle est sans doute très dissociée», s’étonne la joueuse française Manon Arcangioli, venue la veille observer «une joueuse dont le jeu [me] plaît» plutôt qu’une possible rivale en finale. 

Un cri déchire la moiteur de l’après-midi. Bibiane Schoofs, 254e mondiale, s’est qualifiée pour les demi-finales. Sûrement une belle histoire, certainement tout un bouquin à écrire sur le parcours de cette Néerlandaise. Mais ce n’est qu’une histoire parmi cent autres, juste un match de plus qui se termine. 

Le signal du réveil

Dans son histoire à elle, Bencic entre seule sur le court. Pas d’annonce, pas d’applaudissements. Pas de ramasseur de balles, seulement deux juges de ligne par côté. Une centaine de spectateurs ont profité de l’entrée gratuite. «Ce week-end, ce sera plein, avec plus de 500 personnes», promet Bernard Maussant. «C’est laquelle, la Suisse?» entend-on. Celle qui jette sa raquette dès le troisième jeu. Confrontée au jeu atypique de son adversaire, Belinda Bencic s’énerve et se frustre. Pire, elle perd son service à 3-2, se retrouve menée 5-2 et sauve deux balles de set.

C’est le signal du réveil. Elle ne lâche plus son adversaire, réussit le break, égalise, breake à nouveau et remporte la manche (7-5). La Hongroise peut pester sur l’arbitre (pas de vidéo, bien sûr), jurer dans sa langue, appeler le physio, rien n’y fait: Belinda Bencic est lancée. La Saint-Galloise remporte onze des treize derniers jeux, et se qualifie (7-5 6-2). «Jeu, set et match Bencique», écorche une voix dans un micro.

J’apprécie de revivre ce genre d’ambiance plus calme et plus familiale. Ici, je peux bien me reconstruire

Belinda Bencic

Serviette sur les épaules, la joueuse sort du court un grand sourire aux lèvres. Elle retourne immédiatement au coin «gym», là où nous l’avions trouvée quelques heures plus tôt, et chevauche un vélo d’intérieur, qu’elle actionne lentement en s’hydratant à petites gorgées. Son entraîneur apprécie la scène. «Franchement, si on nous avait dit ça la semaine dernière à Saint-Pétersbourg… lance-t-il sans répondre à l’hypothèse. Elle n’avait aucun repère, pas joué un seul match depuis son opération. On aurait été contents de passer deux tours; elle en est à huit victoires de suite! Elle a perdu l’habitude des matchs durs mais ça revient petit à petit.»

Sur son vélo, Belinda Bencic retire le serre-poignet de sa main gauche et désigne la boule osseuse à la jointure extérieure du poignet et de la main (apophyse styloïde du cubitus). «Je ne ressens plus aucune douleur, même en revers», se réjouit-elle, presque étonnée. Elle ne se plaint pas. Et surtout pas d’être ici, à Clermont-Ferrand. «J’ai déjà joué ce genre de tournois et c’est la catégorie à laquelle j’appartiens en ce moment. J’espère revenir mais j’apprécie de revivre ce genre d’ambiance plus calme et plus familiale. Ici, je peux bien me reconstruire.»