C’est un petit livre relié doté d’une couverture rouge en carton dur. Pas de photos, juste de petites illustrations finement tracées à l’encre noire. On dirait un vieux manuel scolaire de géométrie. Son titre: The Triple-Post Offense, par Fred «Tex» Winter, entraîneur en chef de basketball de l’Université du Kansas. L’édition originale de 1962 était vendue 5,50 dollars à la librairie de l’Université. Jeudi, jour de l’annonce de la mort de Tex Winter, le 10 octobre à 96 ans, un rare exemplaire d’occasion était disponible sur Amazon au prix de 400 dollars.

The Triple-Post Offense est le «petit livre rouge» du basketball. Il détaille la stratégie dite de «l’attaque en triangle», le système tactique le plus prolifique du basketball nord-américain. De 1989 à 2010, l’attaque en triangle a permis à l’entraîneur Phil Jackson de remporter 11 titres NBA, de disputer 13 finales et de participer 20 fois aux play-off en 21 saisons accomplies à plus de 70% de victoires de moyenne. Tex Winter était l’assistant de Phil Jackson. Il a directement contribué à 9 de ces 11 titres, 6 avec les Chicago Bulls (1991, 1992, 1993, 1996, 1997, 1998), 3 avec les Los Angeles Lakers (2000, 2001, 2002). Toujours dans l’ombre de Phil Jackson, mais le «zen master» lui laissait la première demi-heure d’entraînement pour le travail des principes fondamentaux. La bague de champion NBA remise en 2002 aux Lakers était ainsi incrustée de trois diamants taillés en triangle, en hommage à la tactique de Winter.

Un système efficace mais exigeant

Tex Winter n’est pas l’inventeur au sens propre de l’attaque en triangle. Elle fut imaginée dans les années 1940 par Sam Barry, coach de l’Université de Caroline du Sud. Tex Winter joua pour Barry lors de la saison 1946-1947 avant de devenir, à 25 ans seulement, entraîneur assistant du mythique Jack Gardner à l’Université de Texas Tech. Sam Barry mourut en 1950 et Winter fit seul prospérer l’héritage.

Cette philosophie de jeu s’appuie sur un principe simple: offrir toujours deux solutions au porteur du ballon. Ce qui crée un triangle. Et même plusieurs, car les joueurs sont incités à ne pas garder de position fixe, à beaucoup bouger – y compris sans la balle – et à préférer la passe au dribble. Chaque passe crée un nouveau triangle. Pour ne pas être brouillon, ce mouvement perpétuel doit être rapide et coordonné. Il doit aussi respecter des distances entre les joueurs (4 à 5 mètres), comprendre les notions de rythme, d’espace et d’intervalles. Il nécessite une année d’apprentissage de la part de l’équipe et, chez chaque joueur, une intelligence de jeu popularisée par l’expression «QI basket». Les amateurs de football y trouveront des similitudes avec le jeu développé par l’équipe d’Espagne et le FC Barcelone dans les années 2008-2012.

Malgré son succès, l’attaque en triangle a été relativement peu copiée en NBA et ceux qui s’y sont essayés (Mavericks, Timberwolves, Knicks) étaient des disciples de Phil Jackson (ou Jackson lui-même à New York) et ont eu peu de succès. Plusieurs thèses tentent d’expliquer ce mystère. Redoutable face à une défense individuelle (car elle crée de nombreuses situations de un contre un), l’attaque en triangle est plus gênée par la défense de zone, de plus en plus répandue depuis une quinzaine d’années. Phil Jackson estime lui que les joueurs actuels, qui ont souvent peu joué au sein d’universités, manquent de ce fameux «QI basket». Mais l’explication la plus communément avancée (et qui là aussi trouve un écho au Barça) souligne que ce système valait surtout par les grands joueurs qui le magnifiaient: Michael Jordan, Scottie Pippen, Shaquille O’Neal, Kobe Bryant.

L’hommage de Jordan et Kobe

Jeudi, beaucoup d’entre eux ont rendu hommage à Fred Winter. «J’ai appris tellement de l’entraîneur Winter, a déclaré Michael Jordan, aujourd’hui propriétaire des Charlotte Hornets, dans un e-mail transmis au Chicago Tribune. C’était un travailleur infatigable, toujours concentré sur des détails. Son attaque en triangle a eu une importance énorme dans la conquête de nos six titres avec les Bulls.»

Son ancien équipier John Paxson, vice-président des opérations basket des Chicago Bulls, a décrit Tex Winter dans un communiqué comme «une légende du basketball et peut-être le plus fin professeur de l’histoire de notre jeu pour les fondamentaux». Sur Twitter, Kobe Bryant a écrit: «Mon mentor. Je me suis assis à côté de lui et j’ai regardé chaque minute de chaque match durant notre première saison ensemble [aux Lakers]. Il m’a appris à étudier chaque détail. C’était un génie du basketball dans tous les sens du terme. Il me manquera profondément. Merci Tex, je ne serais pas là où je suis aujourd’hui sans toi.»

S’il doit son surnom à sa naissance dans le Texas, Fred «Tex» Winter a grandi à Compton, en Californie, et a fait ses études dans l’Oregon, où il s’affirma comme un bon basketteur et un très bon perchiste. Il ambitionnait même de participer aux Jeux olympiques de 1944 attribués à Londres, mais ils furent annulés en raison de la guerre. Pilote dans la Navy, Winter fut mobilisé mais échappa au front après la mort de son frère. En 1947, à 25 ans seulement, il se lança dans une carrière de coach et devint en 1953 à l’âge de 31 ans le plus jeune entraîneur de basketball universitaire des Etats-Unis, à l’Université Marquette (Wisconsin).

Plus de cinquante ans de carrière

Il devint ensuite une légende à Texas Tech (désigné entraîneur du siècle de l’Etat du Kansas en 2003), qu’il entraîna durant quinze ans, puis forma diverses autres équipes de la NCAA. «Même si les cinq joueurs de l’Université de Washington se cassaient les jambes, il y aurait de bonnes raisons de craindre Tex Winter», a dit un jour John Wooden, célèbre coach de UCLA.

Tex Winter avait déjà 63 ans, et trente ans de carrière dans le basket universitaire, lorsqu’il fut appelé par les Chicago Bulls en 1985 pour encadrer un jeune talent naissant, Michael Jordan. Durant toute sa carrière, il n’aura été head coach en NBA que deux saisons, de 1972 à 1974 à Houston. Il a pris sa retraite en 2008 à 86 ans et fut introduit au Hall of Fame du basketball en 2011.