Dans une grande organisation sportive basée en Suisse: «Le racisme, ici, on n’en parle pas»
Témoignage
Une ancienne employée africaine d’une grande organisation sportive basée à Lausanne raconte les préjugés de ses supérieurs, le silence gêné des collègues et les défaillances éthiques de l’institution, plus préoccupée d’étouffer l’affaire que de mettre ses actes en accord avec ses principes

Assise à la terrasse d’un café, dans le quartier Sous-gare à Lausanne, Claude* est souriante. C’est, paraît-il, sa nature. Mais ce sourire, elle l’avait perdu ces dernières années. Il est revenu le 9 juin. «Ce jour-là, j’ai participé à la manifestation Black Lives Matter à Genève. Je n’y serais jamais allée avant», s’étonne-t-elle. Elle y a vu «beaucoup de jeunes, beaucoup de Blancs». Elle y a vu un espoir.
Elle y a aussi senti un besoin pour elle et un devoir pour les autres. Raconter son histoire d’Africaine en Suisse, confrontée durant onze ans au racisme au sein de l’administration d’une grande organisation sportive internationale. Pas pour se plaindre, mais pour faire comprendre les ravages d’un racisme ordinaire, sans mort, sans plaquage ventral, et même sans haine, mais surtout sans témoin. «J’avais du recul, de l’expérience, et pourtant j’ai perdu le sourire, résume-t-elle. Moi qui avais tout, un bagage, un bon emploi, qui était intégrée, ils ont réussi à me déstabiliser. Alors un jeune, qui a de l’ambition et des illusions, celui-là peut finir par devenir fou, ou tomber en dépression.»
Il y a beaucoup de nationalités dans ces administrations, mais très peu de Noirs et d’Asiatiques
Claude vit en Suisse romande depuis douze ans. Elle s’y est installée lorsqu’elle a été recrutée par l’une des 55 fédérations et organisations sportives internationales basées à Lausanne. Elle n’est donc pas une immigrée mais une expatriée, quelqu’un que l’on est allée chercher. Mais ce point n’est pas marqué sur sa figure; ses origines, si. A force, elle s’est habituée au racisme à fleuret moucheté de la Suisse et de ses préjugés: mettre trois ans pour trouver un appartement (malgré un salaire confortable), ne pas se sentir la bienvenue lorsque l’on entre dans un commerce, entendre des messieurs vous demander «quels sont vos tarifs?» parce que vous prenez le thé au Lausanne-Palace. Elle en sourit, c’est sa nature, mais reconnaît qu’il y a de quoi se sentir visée. «Parfois, c’est de la paranoïa, c’est vrai, mais parce qu’à force on ne sait plus où est la limite.»
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Ce que Claude veut dénoncer, parce qu’elle l’a vécu, c’est «le racisme là où il est le plus fort, le plus sournois: dans les bureaux». Et surtout là où il ne devrait surtout pas être: dans les bureaux des organisations sportives internationales. Parce que «sportives», et donc porteuses de valeurs humanistes et fraternelles. Parce que «internationales», et donc supposément traversées, irriguées, vivifiées par une multitude de langues, d’origines, de couleurs de peau. «Non, corrige Claude. Il y a beaucoup de nationalités dans ces administrations, mais très peu de Noirs et d’Asiatiques.»
Claude a joué en équipe nationale de volley-ball puis été secrétaire générale de la fédération de tennis avant de devenir la première femme à accéder au bureau du Comité national olympique, tout cela dans son pays. C’est comme cela qu’elle s’est fait connaître à Lausanne. Elle possédait aussi une certaine expérience des organisations internationales et du monde diplomatique, ayant effectué divers mandats pour le Bureau des Nations unies pour les Affaires humanitaires et des missions de maintien de la paix au Burundi, au Népal ou en Côte d'Ivoire. «Je suis venue à Lausanne parce que j’avais une expertise. Mais l’expertise d’une Africaine, ça ne compte pas alors que celle d’un Australien n’est jamais remise en question.»
Beaucoup la soutiennent, aucun n’intervient
Ce racisme qui ne dit pas son nom se nourrit d’une multitude de petits riens. Ce mail auquel on ne répond pas, ou alors à un tiers. Ce dossier – votre dossier – sur lequel vous n’êtes pas consultée. Ou pire, même, que l’on vérifie quand bien même vous en êtes la responsable. Ce subalterne qui a une promotion à votre place. Ce stagiaire ou consultant qui semble jouir de plus de crédit que vous, sa cheffe. «Et c’est arrivé durant des années, avec différentes personnes, de différentes nationalités. Je ne suis pas juste tombée sur le gros raciste de la boîte.» Non, c’est plus insidieux. Plus systémique, diront certains.
«Je ne pouvais pas superviser des gens pourtant sous mes ordres, reprend Claude. Lors de restructurations, j’étais la seule responsable de budget non consultée.» Plusieurs fois, des collègues compatissent, certains même se scandalisent, mais très peu réagissent. «Souvent, ils venaient me dire que la manière dont j’avais été traitée n’était pas correcte. Mais personne ne s’est levé pour le dire…»
Bourreaux et complices. Pourtant, elle pense sincèrement qu'«ils ne le font même pas exprès», sans que l’on sache si, disant cela, elle les défend ou les enfonce. «Quand vous protestez, alors là c’est la catastrophe!» s’amuse-t-elle. L’accusation détruit l’image valorisée que les employés ont d’eux-mêmes et que leur travail dans une grande organisation non gouvernementale entretient et renforce. Souvent, ils œuvrent dans des départements où l’on organise des séminaires sur le genre, l’égalité ou la diversité.
«Le racisme, on n’en parle pas ici»
Mais arrive un moment où sauver sa peau noire importe davantage que ménager l’ego des collègues. «J’ai subi ça pendant onze ans. Quand j’ai finalement crié au racisme, on m’a menacée. Quelqu’un des Ressources humaines m’a dit: «Le racisme, on n’en parle pas ici.»
Le racisme, a compris Claude, «c’est bien plus que les insultes. On n’est pas dans l’apartheid, le problème, c’est l’ignorance, ce sont les stéréotypes.» Si certaines organisations ont mis en place des programmes pour obtenir une meilleure représentation des genres, rien ou presque n’est fait pour la diversité. «On est tellement minoritaires dans l’administration alors que les Africains sont si nombreux dans les assemblées. Les Nations unies, c’est beaucoup plus sérieux sur ce point, tout est contrôlé, soumis à quotas, mais dans le sport, ce ne sont que des paroles, il n’y a aucune juridiction. Changer les mentalités, ça commence par l’embauche. Ici et ailleurs, il y a tellement d’Africains éduqués!»
Son pire souvenir, Claude l’a vécu à Kigali, lors d’un événement sur la «Femme et le sport». «Je connaissais bien le pays, je parlais la langue. J’organise tout, j’ai l’habitude, tout roule. Par pure courtoisie, j’invite l’un de nos seniors managers. Je l’implique, il est modérateur dans un débat. Tout se passe bien, du moins je le crois. Le dernier jour, au moment de la rédaction du rapport final, il prend la parole – alors qu’il n’est qu’un invité et n’a aucune compétence particulière sur les thèmes traités – et se met à casser tout le monde, y compris de hauts dirigeants africains et asiatiques. J’étais estomaquée, choquée, honteuse pour les participants à ce comité de rédaction. Et pourtant, c’est typique: n’importe quel Européen dirigeant se place toujours au-dessus de n’importe quel Africain président de sa fédération ou de son comité. A notre retour, c’est à cet homme que ma supérieure a donné l’opportunité de rédiger le rapport de mission. Moi, je n’ai jamais pu le faire.»
«Un cas isolé»
Elle dit qu’il lui a fallu «huit ans pour mettre un nom sur ce mal». Avant de le prononcer, et de passer «pour une folle, une qui exagère», elle passe trois années à conserver, à compiler, à documenter, à prouver. «Par exemple, je faisais un test. J’envoyais un e-mail avec une question, à laquelle on ne répondait pas. Puis je faisais envoyer le même message par une collègue, qui obtenait rapidement une réponse. Lorsque j’ai décidé d’y aller frontalement, j’ai reçu des menaces directes, y compris venant d’en haut.»
Contactée, l’organisation concernée a eu besoin de quinze jours pour nous répondre qu’elle «n’est pas en mesure – pour des raisons juridiques – de commenter les plaintes d’anciens employés qui ont quitté l’organisation». Lors de ces quelques échanges par e-mail et téléphone, on comprend que le cas est connu à l’interne, qu’il s’est réglé par un départ négocié assorti d’une clause de confidentialité incluant le nom de l’organisation. Un porte-parole nous présente Claude comme un cas isolé, qui ne doit pas jeter l’opprobre sur une institution qui compte «62 nationalités différentes, dont neuf nationalités africaines et 52% de femmes». Mais récemment, une autre source interne nous confiait que, d’une façon générale, «l’organisation a bien du mal à mettre ses actes en accord avec ses principes.»
Lors de la manifestation de Genève, Claude a photographié un slogan sur une pancarte, qu’elle nous montre sur son smartphone: «Le silence n’est plus une option.» C’est ce qui l’a convaincue de témoigner: «Aujourd’hui, il faut parler. Parce qu’il n’y a pas de fatalité et parce qu’il faut agir. Vite. Il faut libérer la parole avant que les gens ne se radicalisent.»
*Le prénom a été modifié.