La pandémie n’a pas eu raison du Vendée Globe, bien au contraire: ils n’auront jamais été aussi nombreux à y participer. Le dimanche 8 novembre, avec un peu plus d’une heure de retard en raison de la brume, l’aventure a commencé pour plus de… 680 000 navigateurs. Trente-trois ont vraiment quitté Les Sables-d’Olonne pour ce tour du monde à la voile, en solitaire, sans escale et sans assistance. Tous les autres la vivent par écran interposé.

Depuis 2006, le jeu en ligne Virtual Regatta, lancé à l’occasion d’une édition de la Route du Rhum, permet à tout un chacun de participer aux plus grandes épreuves au large. Pas besoin de distinguer tribord de babord, il suffit d’utiliser son smartphone, sa tablette ou son ordinateur. La simulation propose une interface assez simple en 2D, reproduisant les conditions météorologiques réelles de la course. Les navigateurs virtuels doivent en tenir compte pour régler leur cap et choisir le type de voiles utilisé.

Deux modes de jeu existent: le mode offshore qui reproduit les grandes courses au large sur plusieurs jours et le mode inshore qui permet de participer à des épreuves de régate plus courtes. Des championnats sont organisés sur ce dernier en partenariat avec la Fédération internationale de voile.

Un effet confinement

A l’occasion du neuvième Vendée Globe, le jeu a battu son record de participation pour une course, et le nombre de joueurs ne cesse d’augmenter. Même si le départ a été donné depuis plus de deux semaines, il est toujours possible de rejoindre l’épopée. Les retardataires sont virtuellement hélitreuillés au milieu de la flotte, qui compte, au moment de la rédaction de cet article, plus de 900 000 embarcations de pixels.

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Les mesures sanitaires actuelles ont poussé de nombreux amateurs de voile à se lancer sur le jeu. «C’est la première fois que je joue à Virtual Regatta, habituellement je ne suis pas très jeux en ligne, explique Marie, 29 ans. En temps normal, je fais de la régate. Et comme beaucoup d’événements sont annulés, avec des amis, on s’est reportés sur le jeu pour se consoler.» Certains «naviguent» en famille, entre membres du même club de voile… La simulation offre la possibilité de créer des équipes pour se regrouper.

Sur son site, la Fédération française de voile a aussi proposé à des classes de tout niveau de participer et de bénéficier gratuitement des options qui sont normalement payantes. Virtual Regatta a adopté un modèle dit «free-to-play»: on débute sans avoir à débourser quoi que ce soit. A l’inscription, chaque joueur obtient un nombre de crédits limité pour équiper son bateau en voiles ou autres foils, mais pour bénéficier de toutes les options, il faut mettre quelques francs ou, pour pouvoir utiliser certaines fonctionnalités, prendre un abonnement VIP.

Les pros de l’e-sailing…

Entre les amateurs éclairés et les novices de la voile, on trouve aussi des professionnels de Virtual Regatta. Parmi eux, un couple de Genevois qui occupent actuellement les deuxième et troisième places du classement du jeu pour les courses au large. Thierry «Tipapachéri» Brichet et Pascale «Buddha» Grobéty sont membres de l’équipe e-sportive française MCES. Tous deux pratiquent la voile et se sont lancés dans le jeu en 2013. «C’est mon père qui a commencé à jouer, précise Thierry Brichet. Il a fait les Vendée Globe 2008 et 2012.»

A respectivement 61 et 58 ans, ils ne collent pas au profil de l’e-sportif traditionnel qui a plutôt la vingtaine. «C’est une particularité de ce jeu: on trouve des gens de toutes les générations, des enfants, des jeunes et des gens assez âgés, comme mon père qui avait 80 ans quand il jouait», détaille Thierry Brichet. Pour ce Vendée Globe, ils courent aussi sous les couleurs de Corum L’Epargne, société de gestion française partenaire de MCES, qui avait également un bateau engagé dans la course réelle. Nicolas Troussel a abandonné le 16 novembre après avoir démâté.

…et les navigateurs pros

Les joueurs sont notamment séduits par les liens entre Virtual Regatta et le véritable Vendée Globe. L’éditeur, qui est un des partenaires de l’épreuve, permet à ses participants de suivre les navigateurs depuis le jeu. Mais surtout, dans la flottille virtuelle, on trouve aussi d’autres skippers de renom.

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Parmi eux, Loïck Peyron. Parti trois fois des Sables-d’Olonne, il compte aussi plusieurs courses virtuelles à son actif. «Je connais bien Philippe Guigné, le créateur du jeu, précise-t-il. La dernière fois que j’ai participé au Vendée Globe, en 2008, j’étais en tête de la course et j’ai démâté au niveau des îles Kerguelen. En rentrant en France, je lui ai demandé s’il ne pouvait pas me parachuter virtuellement où je m’étais arrêté. Je suis vraisemblablement le seul navigateur à avoir commencé la course réelle et à l’avoir terminée virtuellement.» Pour cette édition, il est même sponsorisé. Son bateau, qui se trouve parmi les premiers, arbore les couleurs de Polarys, une entreprise spécialisée dans l’informatique, mais aussi d’OSE, association française qui soutient la recherche contre la neurofibromatose.

Un autre nom bien connu des amateurs de voile se situe dans le groupe de tête, celui de François Gabart, vainqueur du Vendée Globe en 2013. Mais il n’est pas seul derrière le bateau portant les couleurs de son entreprise Mer Concept. «L’objectif, c’était de faire participer un maximum de membres de l’entreprise, pour ceux qui ont le temps, explique Eliaz Morineau, étudiant ingénieur en alternance chez MerConcept. Je m’occupe de changer le cap du bateau avec François, mais la discussion du routage se fait avec les autres membres de l’équipe.» D’ailleurs, si ces navigateurs sont particulièrement scrutés par les autres joueurs, ce n’est pas que par admiration.

Des stratégies pointues

Virtual Regatta reste un jeu de simulation réaliste. L’achat d’un pack complet d’équipement ne garantit pas la performance. Comme l’a montré Jean Le Cam pendant la traversée de l’Atlantique, il ne suffit pas d’être équipé de foils – ces lames qui permettent aux bateaux de décoller de la surface de l’eau pour gagner en vitesse – pour faire une bonne course.

Pour un amateur, calquer sa route sur celle d’un navigateur reconnu peut être une stratégie, mais les pros du jeu ne s’arrêtent pas là. «Quand nous avons commencé, il n’y avait pas dans le jeu tous les outils qui existent maintenant et ils n’étaient pas aussi pointus», se rappelle Pascale Grobéty. Aujourd’hui, les participants utilisent pour la plupart un logiciel de routage extérieur au jeu, qui indique, en fonction de la météo et surtout des vents, les routes possibles. Ces joueurs assidus prennent aussi en compte les polaires, des courbes qui permettent de déterminer le meilleur cap à prendre. Des instruments également utilisés en navigation réelle.

Mais même avec ces informations, à chacun sa stratégie. «On se retrouve souvent groupés parce que l’on fait les mêmes calculs, reconnaît Pascale Grobéty. Mais je me suis déjà retrouvée à l’opposé de Thierry parce que j’avais d’autres données.» L’assiduité est un autre critère qui permet de faire la différence, y compris pour les novices. «Les premiers jours, je me connectais une fois par heure parce qu’il y avait des décisions importantes à prendre, souligne Marie, qui n’utilise aucun outil extérieur au jeu. Quand on est dessus, les réglages prennent deux minutes. Il ne faut pas s’exciter à changer de trajectoire tout le temps.» Les premières dépressions, peu de temps après le départ, ont vite creusé les écarts.

Sur le jeu, les vents sont mis à jour toutes les six heures. C’est le moment d’ajuster son cap. Si Virtual Regatta permet de programmer des changements à l’avance, certains joueurs n’hésitent pas à se connecter tard le soir ou tôt le matin pour le faire. «S’il y a un virement ou un empannage à faire, ça m’arrive parfois, s’amuse Eliaz Morineau. En général, je m’organise pour venir une fois le matin, à midi et le soir.»

Au-delà de la compétition, Virtual Regatta est un moyen d’échanger autour de la passion de la voile et de partager l’expérience des navigateurs. Qui, à l’instar de Loïck Peyron, rappellent ce qui sépare la course au large de la course en ligne: «Sur un vrai bateau, les voiles ne se règlent pas toutes seules, il y a un travail physique considérable. En virtuel, il n’y a pas le stress, les cargos… Là, on a tous les bons côtés, sans les mauvais.»