«Ils vivent que pour le pèze, c'est roillé!»
EURO 2008
Gardien légendaire de l'équipe de Suisse lors de la Coupe du monde 1954, Gégène Parlier met ses souvenirs en perspective avec le football actuel.
L'équipe de Suisse entame son Euro face à la République tchèque le 7 juin - on le saura. En attendant, Gégène Parlier, légendaire gardien de la Nati lors de la Coupe du monde organisée en 1954 sur sol helvétique, continue à fabriquer des meubles, à jouer aux cartes dans un hôtel de Chailly et à faire marrer la galerie. Le verbe est mitonné à la sauce Michel Audiard, l'accent vaudois coupé au couteau façon Jean Villard-Gilles. A bientôt 80 balais, le Montreusien plonge - on ne se refait pas... - avec délectation dans ses souvenirs et rappelle le parcours qui s'était achevé en quart de finale par le match le plus prolifique de l'histoire (5-7 contre l'Autriche). Voyage dans le temps où le foot se jouait encore entre copains.
Le Temps: Parlez-nous de cette victoire sur l'Italie (2-1) lors de la Coupe du monde 1954.
Eugène Parlier: Un sacré coup de bol! On partait en tout cas pas gagnants, mais on était contents d'avoir ce match d'ouverture à Lausanne. On jouait le péclet (ndlr: tous derrière), et puis les Italiens se sont cassé le nez dans notre verrou. Le public était démonté à la Pontaise. Une semaine plus tard, on leur a mis 4-1 à Bâle.
- Votre présence dans les buts était très inattendue, voire indésirable...
- Quand je suis entré sur le terrain, tout le public sifflait: ils voulaient Stuber, très bon au Brésil en 1950. Moi aussi, j'étais étonné d'être là. Je n'avais joué qu'un match en équipe nationale avant celui-ci, déjà contre l'Italie. Mais dans tout, il faut avoir de l'oignon, j'ai pas eu peur. Peut-être que Rappan m'a choisi parce que Stuber ne sortait pas, et que l'Italie jouait avec deux grands centres-avants. J'ai pris tous les ballons dans les airs. C'était mon match.
- Quelles étaient vos relations, entre joueurs?
- Il y avait des clans à table mais sinon, on était mélangés avec les Suisses allemands et les Tessinois. Il y avait plein de sales gueules, mais des types géniaux. C'était plus bonnard que maintenant, on rencontrait toujours les mêmes copains. Il n'y avait pas d'argent, c'était plus facile d'avoir des copains. On travaillait tous. Moi, je construisais des décors, des combines.
- Votre salaire lors de cette Coupe du monde?
- Pour beaucoup d'entre nous, c'était d'abord quinze jours de manque à gagner au boulot. J'ai eu 900 francs de dédommagement. On faisait aussi de la réclame: j'ai touché une caisse de Vivi-Cola et vingt paquets de Marocaine. On avait un peu de notoriété, mais on a fini tellement cons que c'est vite retombé.
- Vous parlez du quart de finale perdu 7 à 5 au Wankdorf contre l'Autriche.
- On menait 3 à 0 quand Roger Bocquet, le pape, notre Beckenbauer, celui qui menait toute la combine, a pris un coup de coude. Il était dans le kirsch. Il a plus vu un ballon. A la mi-temps, il disait: «C'est bon les gars, à 3-0, ils sont foutus!» On perdait 5 à 4... Un verrou sans stopper, c'était foutu... Quand je revois les images, mais nom de dieu, ils sont où les arrières!? Aujourd'hui encore, les gens me demandent: «Qu'est-ce que t'as foutu contre l'Autriche?» Après ce match, tout le monde est parti avec sa valise. Finir comme ça, c'était moche. Ç'aurait été bien qu'on cause pour réparer les pots cassés.
- Que pensez-vous de ce qu'est devenu le football?
- Je peux plus voir le foot, je deviens folo! (Un compagnon de cartes intervient: «Bien sûr que tu regardes!») Oui, je regarde. Mais les types qui se donnent pas à 200%, je peux pas. Ils refilent le ballon derrière et derrière, ça va pas. On dit que ça va plus vite aujourd'hui. Mais dans le temps, celui qui restait une minute par terre, c'était vestiaire! Kälin, à Servette, je l'ai vu se faire une commotion, revenir sur le terrain et retomber après avoir pris un ballon de la tête. Tout a changé, on peut pas comparer.
- Regrettez-vous de ne pas avoir connu le statut et la vie de footballeur professionnel?
- J'aurais été le pire des joueurs professionnels. Tous les jours sur un terrain? C'est pas possible. Maintenant, avec les payes qu'ils ont, ils peuvent pas choisir comment ils jouent. Ils jouent le même système en Afrique et en Suède, merde! Moi, j'ai jamais appris à jouer. Mon père et mon frangin tiraient et je devais arrêter le ballon. A 11 ans, je flambais avec les juniors. Montreux m'a foutu en 1re ligue à 15 ans, parce que le gardien titulaire ne voulait plus jouer à cause d'une histoire de «louise» - pour une fois, je n'étais pas dans le coup... A un moment, on m'offrait 2 millions de pesetas pour aller à l'Atletico Madrid. Mais le président d'UGS, l'oncle d'Alain Morisod, ne voulait pas. De toute façon, ça n'aurait pas fonctionné: seulement jouer au foot, c'était impossible! Pour quoi faire? Vous prenez quelque chose? C'est pour moi, on m'appelle l'arroseur, mais j'ai jamais touché à l'alcool. Dans ma vie, j'ai bu quatre coupes de champagne. Une après le Suisse-Italie de Bâle en 54; une aux 30 ans de ma deuxième femme; et deux quand elle a foutu le camp. J'ai eu la pestouille avec les femmes.
- Porter le maillot de l'équipe de Suisse, ça signifiait quoi pour vous?
- Jouer avec l'équipe suisse, c'était extraordinaire. Recevoir une convocation, c'était quelque chose. Une fois, à Budapest, j'ai fait soixante-quatre arrêts dans le même match.
- Que vous inspire l'équipe de Suisse aujourd'hui?
- Pas grand-chose. Il change trop souvent les types. Ils se roulent par terre. Comme on disait gamins: «Arbitre, tant qu'on voit pas l'os, c'est pas dangereux!» Ils vivent que pour le pèze, c'est roillé! Si la Suisse gagne, je suis le premier à être heureux. Mais pour avoir du plaisir... La dernière fois que je suis allé les voir au stade avec les gamins, on a payé 100 balles et le match était dégueulasse. (Le compagnon de cartes, hilare: «Machin, c'est le meilleur pour foutre les pieds dans le plat!»)
- Croyez-vous tout de même en un Euro réussi pour la Nati?
- Il faudra une défense rigide parce que devant, ça marque pas beaucoup. J'ai regardé la première mi-temps samedi contre la Slovaquie et puis j'ai éteint la télé. On m'a dit que j'étais un imbécile parce qu'après, c'était mieux, plus solide. Mais dès que ça va plus vite, comme contre les Allemands, ça devient dur. Cela dit, en 54, personne ne nous attendait non plus. On s'était bagarré comme à Morgarten.
- Que pensez-vous du gardien Diego Benaglio?
- Il me plaît bien parce qu'on le voit. Quand il sort, il est décidé. C'est pas comme la grande pomme. Ces gardiens qui restent collés dans leurs buts, c'est insupportable. Le seul gardien que j'ai vraiment aimé par la suite, c'est Karl Engel, un vrai Suisse allemand qui n'aimait pas perdre.
- Un pronostic?
- Pourvu qu'ils passent le premier tour, ce serait déjà pas mal. Tout dépendra du premier match contre les Tchèques. Après, si ça passe, si tout le monde peut jouer et qu'ils se donnent de la peine... Je ne mouille pas à 200% pour cette équipe, mais je serais un salopard de ne pas être derrière eux. J'ai une attache, forcément. Je regarderai tout ça avec les copains, pour le plaisir. Et j'espère que les joueurs actuels auront plein d'histoires à raconter dans cinquante ans.