Y a-t-il (encore) un journaliste dans le stade?
Médias
Depuis quelques mois, les grandes compétitions ont repris avec des règles sanitaires qui ont justifié de tenir à bonne distance les médias des athlètes. Une bonne nouvelle pour les communicants, une «grave menace» pour les partisans d’un véritable journalisme de sport

«Le Covid-19 sera-t-il pour le journalisme de sport ce que le 11 septembre 2001 a été pour le transport aérien? Est-ce que les vestiaires, les zones mixtes, les centres d’entraînement vont devenir les nouvelles cabines de pilotage, verrouillées de l’intérieur en toutes circonstances?» En bonne chroniqueuse, Christine Brennan a le sens de la formule. La journaliste star de USA Today a certainement résumé le sentiment de beaucoup de ses collègues depuis la reprise des compétitions sportives.
C’était le 2 juillet dernier, lors d’une conférence virtuelle organisée par l’Association mondiale de la presse sportive (AIPS) sur le thème: «Le Covid-19 va-t-il affecter l’indépendance du journalisme?» Gianni Merlo, président de l’AIPS, y a dit voir dans la limitation des accès à la presse «une grande menace».
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Des sources indispensables
Pour le grand public, hormis l’absence partielle ou totale de spectateurs, la médiatisation du sport est la même qu’avant le confinement. Il y a toujours des matchs diffusés, des voix pour les commenter, des conférences de presse, des interviews à la sortie des vestiaires. On voit ou devine des masques, un écran de plexiglas, un film plastique autour du micro dont le manche est prolongé d’une perche; des détails. Ce qui se joue en réalité est beaucoup plus profond.
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Les passagers d’un avion n’ont pas besoin d’aller dans le cockpit ni de parler au pilote. Les journalistes de sport, eux, ne peuvent se passer des conversations avec les sportifs, entraîneurs, dirigeants, tous interlocuteurs que l’on appelle des sources. «Nous comprenons et acceptons les raisons de sécurité [invoquées au début de l’épidémie], mais lorsque nous redemandons légitimement à avoir accès aux sources et que l’on nous répond que certaines interdictions sont maintenues pour préserver l’intimité des sportifs ou des managers, nous ne pouvons pas croire à cette excuse», écrit Gianni Merlo.
Il n’y avait que 25 places pour la presse écrite lors du Final 8 de la Ligue des champions, et 11 pour l’US Open de tennis, dans des stades (vides) de respectivement 78 000 et 24 000 places. Parfois, il y a assez d’accréditations mais les journalistes ne viennent pas. La SSR a préféré n’envoyer aucun commentateur pour les matchs de l’équipe de Suisse en Ukraine et en Espagne, deux pays à risque, et seuls trois journalistes suisses ont couvert en présentiel le dernier Roland-Garros, contre une vingtaine habituellement.
Certains n’avaient pas reçu l’autorisation de leur employeur mais beaucoup ont simplement estimé que le jeu n’en valait pas la chandelle: aucun contact direct avec les joueurs, pas même dans les sinistres zones mixtes, des conférences de presse en visioconférence. En ski alpin, le grand rassemblement de début de saison à Sölden, autrefois «cluster» à infos et à interviews, ne justifie pas davantage le déplacement en Autriche: rien n’est accessible sur place, tout est disponible à distance.
Serena Bergomi, journaliste à la télévision tessinoise, a réalisé les interviews qui ont suivi le match Espagne-Suisse pour les trois chaînes de la SSR. Un reportage qui s’est limité à «l’aéroport, l’hôtel, le stade, avec très peu de contacts avec l’équipe». Malgré cela et les dix jours de quarantaine imposés à son retour, elle estime qu’il fallait y être. «C’est quand même mieux d’être en face de la personne, non? Les gens de l’ASF ont plutôt essayé de nous aider, par contre les joueurs sont toujours aussi lents à sortir des vestiaires…»
«C’est allé trop loin…»
En six jours, David Lemos s’est retrouvé à commenter trois matchs de l’équipe de Suisse dans trois contextes très différents: dans un stade avec un peu de public (10 000 spectateurs) et un consultant (Steve von Bergen) le 7 octobre à Saint-Gall contre la Croatie, en studio depuis Genève le 10 octobre pour Espagne-Suisse, et à Cologne mais tout seul et à huis clos contre l’Allemagne le 13 octobre. Il s’adapte tant bien que mal à cette «nouvelle normalité», tentant de compenser l’absence de bruit du public tout en ayant le sentiment d’être «un éléphant dans une boutique de porcelaine».
Depuis quelques mois, David Lemos a parfois l’impression «de faire un autre métier». Au-delà de son cas personnel, le journaliste de la RTS se demande comment son collègue préposé aux interviews «peut instaurer un échange à 5 mètres de distance de Vladimir Petkovic?». Il voit les communicants prendre toujours plus le pouvoir dans les clubs et l’ASF «toute contente» de poster des interviews complaisantes sur les réseaux. «Mon inquiétude, avoue-t-il, c’est que l’on est allé si loin que l’on ne reviendra pas complètement en arrière.»
Pourquoi revenir en arrière? Malgré 344 journalistes accrédités présents sur le site contre 1300 l’an dernier, le tournoi de Roland-Garros s’est réjoui de chiffres à la hausse dans les domaines qui l’intéressent le plus: la couverture télé, les heures de diffusion en direct, l’engagement sur les réseaux sociaux et les multiples comptes de la Fédération française.
C’est encore plus net en football. Vendredi après-midi sur Twitter, la recherche «club interview exclusive» donnait comme résultats «à la une»: l’entraîneur du Barça Ronald Koeman sur Barça TV, l’attaquant du Celtic Olivier Ntcham sur celticfc.net, le coach de West-Ham David Moyes sur whufc.com, les joueurs de Chelsea Callum Hudson-Odoi et Cesar Azpilicueta sur divers sites de fans des Blues reprenant le site officiel de Chelsea. Certes, il y avait également des interviews classiques faites par des journalistes pour des journaux (souvent le principal quotidien d’une ville moyenne) mais voilà la tendance.
Comme un critique de cinéma
Au FC Barcelone, les nombreux correspondants de grands titres étrangers se sont aperçus que la plateforme habituelle d’accréditation avait été remplacée par un système informel et opaque de cooptation de la crème (journalistique) catalane. Pas d’accès en zone mixte, plus du tout d’interview; on peut toujours observer (sur divers écrans), mais plus participer.
Dans les grandes ligues et lors des grandes compétitions, l’organisateur est souvent et depuis longtemps le producteur des images de télévision. Le suiveur de la Nati (comme ses confrères européens) a progressivement perdu la possibilité de partager l’hôtel de l’équipe, de voyager avec elle, de parler directement aux joueurs, de voir quoi que ce soit d’intéressant lors des entraînements. Ne reste que le match, ce qui fait dire à Vincent Duluc, le leader de la rubrique football de L’Equipe, que son travail se rapproche désormais de celui d’un critique de cinéma.
Lors du congrès de l’AIPS, Gianni Merlo a exprimé la nécessité pour le journalisme de sport de s’imposer comme partie prenante auprès des autres acteurs et de prendre place à la table des discussions. Cela existe en tennis, où l’International Tennis Writers Association (ITWA) est une interlocutrice reconnue par l’ATP, la WTA et les grands tournois. «Les organisateurs essayent d’être à l’écoute, mais ils doivent aussi prendre en compte l’intérêt des joueurs et sont soumis en définitive aux décisions des gouvernements, observe la journaliste de la RTS Isabelle Musy, vice-présidente de l’ITWA. A Roland-Garros, comme il y avait moins de monde que prévu, les restrictions ont vite été assouplies. Même les joueurs étaient contents de parler à un journaliste plutôt qu’à un écran.»
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