A Zermatt, le bonheur fugace des premières neiges
Objectif Pyeongchang – épisode 2
Excités comme des gamins de retrouver la neige, les skieurs d’élite se lassent vite des conditions qu’ils trouvent durant l’été sur les glaciers suisses. Reportage sur les traces de Justin Murisier, que «Le Temps» suit jusqu’aux Jeux olympiques 2018

La voix crépite dans le talkie-walkie. «Ju, attaque un peu plus! Fais l’effort! Je sais que ce n’est pas facile pour toi vu les conditions de neige, mais c’est dans ce sens qu’il faut aller.» «Ju», c’est Justin Murisier. Le skieur valaisan a bien entendu le message de son entraîneur, Matteo Joris. Il s’élance pour la sixième fois de la matinée sur le slalom géant préparé spécialement pour le groupe d’entraînement World Cup 3 de Swiss-Ski, celui des techniciens. Pour la première fois de la saison, ces dernier s’entraînent entre les piquets, en conditions de compétition. Un 27 juillet. Toute mordue de ski qu’elle soit, la Suisse pense baignade, grillade, festival. Ses meilleurs athlètes sont déjà concentrés sur leurs automatismes, leur matériel, leurs lignes.
Skieur professionnel? Un métier-passion, comme acteur ou musicien. Le gamin qui décide de se consacrer tout entier à la glisse veut vivre d’amour (de la compétition) et de neige fraîche. Lorsqu’au printemps, il doit troquer sa combinaison contre un short et les pistes verglacées contre une salle de musculation pour travailler sa condition physique, il ne tient le coup qu’en s’accrochant à une perspective bien précise: bientôt, il retrouvera ses skis.
Reprendre les bases
Mais le bonheur des premières neiges est fugace: à peine s’installe-t-il que d’autres sentiments le chassent. «Le premier jour, tu es excité comme un gamin de prendre les remontées mécaniques, sourit Justin Murisier. Mais cela retombe très vite. Skier sur un glacier, ce n’est pas ce qu’on aime en tant qu’athlète d’élite. La neige est vieille, morte, elle devient vite molle… Rien à voir avec les pentes verglacées que nous apprécions. Le plaisir de retrouver le ski s’en va assez vite.»
Le dimanche de la reprise, c’est un moment spécial. J’ai toujours l’impression de ne pas avoir skié pendant six ans.
Le 16 juillet déjà, skieuses et skieurs suisses s’étaient répartis entre Saas-Fee et Zermatt pour quelques jours de reprise sans pression, sans piquets, sans chrono. «Le dimanche de la reprise, c’est un moment spécial, témoigne Justin Murisier. J’ai toujours l’impression de ne pas avoir skié pendant six ans. C’est comme si nous réapprenions les bases depuis le départ, comme un débutant; nous descendons librement, très lentement, en faisant attention de prendre les bons automatismes. Et les sensations reviennent vite.»
Lorsque nous le retrouvons dix jours plus tard, le Valaisan de 25 ans et ses partenaires d’entraînement auraient déjà dû avoir dans les jambes quatre jours de ski sur des pistes tracées et piquetées. Mais les vents violents balayant les pistes du Klein Matterhorn, à 3800 mètres d’altitude, les ont contraints à tuer le temps en station. Condition physique, repos, tennis, discussions. «C’est un mal pour un bien, estime l’entraîneur Matteo Joris. Nous avons pu beaucoup parler, définir des objectifs techniques propres à chaque athlète. Si on peut monter tous les jours, on passe plus vite sur cette étape.»
Session très matinale
Ce jeudi, enfin, les conditions s’annonçaient clémentes. Le réveil sonne à 5 heures. Le rendez-vous est fixé au départ de la télécabine à 6 heures. Sur le glacier, la qualité de la neige pâtit vite de la chaleur – il faut en profiter dès que possible avant de ne la laisser, lorsqu’elle se mue en soupe indigeste, qu’aux seuls touristes grisés à l’idée de skier au milieu de l’été.
Toutes les équipes nationales fonctionnent de la même manière. Elles sont nombreuses dans la station haut-valaisanne. Trépignant de pouvoir monter au sommet, une foule de champions, des Autrichiens, des Suédois, des Allemands, autant de femmes que d’hommes, des visages connus parmi d’autres anonymes. Et des Suisses de tous les âges, des athlètes de premier plan aux talents de demain.
«Les jeunes viennent sans arrêt nous demander de prendre le téléski à deux avec eux, sourit Justin Murisier. Ils ne se rendent pas compte que pour nous, ça peut être un moment utile pour discuter de réglages, de détails. Mais bon, je faisais pareil à l’époque: c’était le pied de remonter avec Didier Défago…»
L’échauffement, un allié précieux
Dans la cabine, quelques Valaisans hilares rejouent des scène du Dîner de cons devant des Alémaniques dubitatifs. Le sérieux revient après trois remontées mécaniques différentes et près d’une heure d’ascension au total. Il faut enfiler ces chaussures qui compressent les pieds comme aucun skieur du dimanche ne le saura jamais – le chausson d’abord, la coque ensuite – puis s’échauffer longuement, spécifiquement.
La préparation physique la plus aboutie ne suffit pas à prémunir le corps de la violence du ski. «Les premiers jours, après dix pistes en ski libre, j’avais mal au dos, aux genoux, aux jambes, je me sentais sec, énumère Murisier. C’est normal, tous les athlètes passent par là, mais c’est à chaque fois un choc. On a l’impression de bien avoir travaillé en salle de sport, mais sur la neige, on sollicite des petits muscles dont on avait oublié l’existence, et ils se manifestent d’un coup.»
Une question de silhouette
Au sommet, toute une piste est réservée aux équipes nationales. Chacune y loue un étroit couloir qu’elle peut ensuite piqueter à sa guise. Résultat: un paysage impressionniste de petits drapeaux rouges et bleus sur fond blanc. De loin, on se demande comment les athlètes s’y retrouvent. Evidemment, eux le font sans peine.
Les six membres du groupe World Cup 3 partent pour deux jours de géant alors que tous, sauf Justin Murisier, sont des slalomeurs. «Le géant, c’est la base, explique l’entraîneur Thierry Meynet, 37 saisons sur le Cirque blanc, positionné à mi-parcours. Le but de ces premiers jours entre les piquets, c’est de retrouver les sensations, les lignes. Nous, les trois coaches, nous observons la silhouette, la posture des athlètes, nous ne sommes pas encore à les bombarder de détails.»
Justin Murisier avale chaque manche en une quarantaine de secondes mais, avant la mi-journée, il n’aura le temps d’en faire que six. Embouteillage au téléski. Pendant ce temps, les conditions se détériorent. Vers les 11 heures, la neige est déjà molle, lourde. Au bas de la piste, le Valaisan ôte sa combinaison. «Je suis plutôt content, il me semble que je n’ai pas tout perdu, rigole-t-il. Mais là, c’est bon, il n’y a plus aucun plaisir à skier comme ça: je rentre.»
Le lendemain, il faudra remettre ça. Les cadres de Swiss-Ski espèrent accumuler cinq ou six jours d’entraînement comme celui-ci avant de prendre l’avion pour la Nouvelle-Zélande, où les conditions seront plus épanouissantes.
Le compte à rebours a commencé
Dans la tête des athlètes, le compte à rebours tourne. Jusqu’aux premières épreuves de Coupe du monde, ils se réjouiront de chaque étape… et s’en lasseront vite. «Pendant la préparation physique, tu te réjouis du ski libre. Après deux jours de ski libre, tu n’en peux plus et tu attends les piquets. Après trois matinées dans les piquets, les conditions estivales te pèsent et tu en veux de meilleures, et ainsi de suite», détaille le slalomeur Daniel Yule avec un sourire ironique.
Son camarade de chambrée Justin Murisier saute à la conclusion du raisonnement: «Nous, ce qu’on aime c’est la compétition, l’adrénaline de la course. Si la saison de Coupe du monde pouvait durer dix mois par an, alors ce serait vraiment le bonheur!»
Objectif Pyeongchang
Depuis le début de sa préparation aux Jeux olympiques de Pyeongchang (Corée du Sud) en février 2018, Le Temps suit le skieur valaisan Justin Murisier (25 ans), pour comprendre tout ce que cachent les quelques dixièmes de seconde qui feront de lui un héros national décoré d’une médaille ou un soldat oublié.
Lire l’épisode 1: La préparation estivale, ce mal nécessaire