Le 1er avril 1886, la NZZ, dans son traditionnel poisson d’avril, veut faire croire à ses lecteurs qu’un train va bientôt arriver sur le sommet de la Jungfrau. La vénérable gazette est toutefois bientôt rattrapée par la réalité. En été 1893, ­l’industriel zurichois Adolf Guyer-Zeller s’immobilise, lors d’une marche avec ses deux filles, au pied du fameux trio des Alpes bernoises. Frappé d’une inspiration, il voit le tracé du futur chemin de fer, partant de la Petite Scheidegg, traversant en tunnel l’Eiger et le Mönch et débouchant au pied de la Jungfrau. La nuit, dans sa chambre d’hôtel, il dessine les premières esquisses.

En décembre 1893, il dépose une demande de concession pour une ligne électrique. Concession accordée par le parlement une année plus tard, sans grande opposition. Le Vaudois Ernest Decollogny, rapporteur de la commission, souligne les avantages de ce chemin de fer, et notamment l’attrait qu’il exercera sur les touristes étrangers «malgré notre vif désir de respecter sans défaillance la virginité et la poésie de nos montagnes». A Interlaken, on tire en l’air de joie à l’annonce de la décision. Seul le Club alpin suisse proteste.

La fièvre des trains de montagne atteint un pic à la fin du XIXe siècle, ère de l’industrialisation et de la confiance dans les progrès de la technique. Des chemins de fer à crémaillère gravissent le Rigi (1874), le Pilate (1889) ou les Rochers de Naye (1892). «Vaincre les montagnes, c’était le rêve de l’époque. L’Eiger, le Mönch et la Jungfrau étaient des sommets mythiques. Et les autochtones avaient également compris le profit qu’ils pouvaient tirer des touristes étrangers qui partaient à l’assaut des sommets», explique Monika Bandi, responsable de l’unité de recherche sur le tourisme à l’Université de Berne.

Adolf Guyer-Zeller avait dû reprendre la filature paternelle dans l’Oberland zurichois, mais le rail est sa vraie passion. Directeur de la Nordostbahn, il amène les connexions nécessaires et une partie de sa fortune pour lancer le projet. Il crée également la banque Guyerzeller, alimentée par le capital de la famille, la seule à accorder des crédits dans les moments difficiles.

Les travaux démarrent en juillet 1896, mais à partir de là, les choses vont nettement moins vite que ne l’avait calculé Adolf Guyer-Zeller. Il faut déjà plus de deux ans pour arriver à la première station au pied de la paroi de l’Eiger, un tracé à l’air libre creusé à la pelle et à la pioche. Et avec le forage du tunnel, les difficultés augmentent. L’altitude et les températures basses sont le problème principal. Les ouvriers se mettent plusieurs fois en grève. La dynamite gèle et les accidents se multiplient lors des tentatives pour la réchauffer, ou parce que les charges n’explosent pas toutes. Jusqu’à la fin des travaux, quinze hommes seront tués dans des explosions, quinze autres lors d’accidents divers.

Le 7 mars 1899, les premières machines atteignent ce qui va devenir l’arrêt le plus spectaculaire, en pleine paroi nord de l’Eiger. Moins d’un mois plus tard, Adolf Guyer-Zeller meurt d’une pneumonie. Ses fils et son beau-fils, après quelques hésitations, décident de poursuivre l’entreprise. Mais ce deuxième tronçon ne sera inauguré qu’en juin 1903. En 1905, le rail arrive à l’arrêt Mer de glace et en 1912, finalement, jusqu’au Jungfraujoch. La ligne est inaugurée le 1er août. Les travaux, qui ont duré seize ans pour 9,34 kilomètres, dont 7,1 kilomètres en tunnel sous l’Eiger et le Mönch, s’arrêteront là, à 3545 mètres d’altitude. Les moyens manquent pour aller en ascenseur jusqu’au sommet de la Jungfrau. Alors qu’Adolf Guyer-Zeller avait estimé les coûts à 8 millions, ils atteignent le double, 16 millions de francs.

La première année d’exploitation, 40 000 personnes se pressent au Jungfraujoch. Le début de la Première Guerre mondiale met fin à l’âge d’or du tourisme en Suisse. Le nombre des passagers en 1914 tombe de près de 82 000 à 35 085. Il faut attendre 1952 avant que la barre des 100 000 personnes soit dépassée. Mais alors, le succès ne faillit plus.

En 2011, 765 000 personnes, dont 60% de touristes asiatiques, ont gagné la gare la plus élevée d’Europe, la marque d’une entreprise désormais largement bénéficiaire. Les Chemins de fer de la Jung­frau ont renoncé au projet d’un super-ascenseur emmenant les touristes en vingt minutes du fond de la vallée de Lauterbrunnen au Jungfraujoch. Mais ils sont intéressés à exploiter la station délaissée par Swisscom à 3700 mètres sur l’arête est menant au sommet de la Jungfrau. Une manière de se rapprocher du rêve de Guyer-Zeller.

Jusqu’à la findes travaux, quinze hommes seront tués dans des explosions