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150 ans d’exploits aux flancs du Cervin

En 1865, le dernier grand sommet vierge des Alpes était conquis

L’arête du Hörnli est la voie choisie par Edward Whymper lors de son ascension victorieuse, mais tragique le 14 juillet 1865. Elle est éclairée pour son jubilé, hommage à la montagne emblématique et à ses conquérants. — © Keystone
L’arête du Hörnli est la voie choisie par Edward Whymper lors de son ascension victorieuse, mais tragique le 14 juillet 1865. Elle est éclairée pour son jubilé, hommage à la montagne emblématique et à ses conquérants. — © Keystone

Au départ, il y avait la passion d’un jeune britannique. Ce 14 juillet 1865, le colossal Cervin se dresse devant Edward Whymper. 4478 mètres de roches encore vierges. La seule montagne des Alpes que l’homme n’a pas encore vaincue. Le regard de Whymper est teinté de la fougue qu’on a à 25 ans. Avec lui 6 camarades atteindront le sommet de la corne en suivant l’arête du Hörnli. Mais la victoire coûte cher: quatre d’entre eux perdront la vie lors de la descente.

Cette expérience tuera l’insouciance ailée de Whymper qui ne réitérera plus de «première» majeure et l’ascension du Cervin marquera la fin de l’âge d’or de l’alpinisme. Est-ce la victoire ou la tragédie qui rendit Zermatt et sa montagne si célèbre? Les deux, sans doute. Si bien qu’on oublie parfois l’exploit italien, celui de l’arête du Lion trois jours plus tard vaincue par la cordée de Jean-Antoine Carrel. Puis vinrent les autres, par les arêtes, les faces, en été, en hiver, seul ou encordé.

Le Mont Cervin est un univers hostile de roches cassantes et de glaces silencieuses. C’est un mont Olympe peuplé de héros, de légendes, de succès et de tragédies. Chaque fois, le gravir est une odyssée et le signer de sa propre ligne vaut la reconnaissance d’une vaste communauté d’alpinistes. Sa face nord est comparée à celles de l’Eiger et des Grandes Jorasses tant et si bien qu’elle fait de l’ombre aux autres pourtant ensoleillées.

Pour rendre hommage à cette montagne céleste, Le Temps a sélectionné six ascensions décisives qui, chacune à sa manière, ont marqué l’histoire de l’alpinisme.

La première face nord

Sans le sou, ils sont partis à vélo depuis Munich. Ils s’appellent Toni et Franz Schmid, deux frères de 22 et 26 ans qui partagent une passion, l’alpinisme, et lisent les mêmes articles, ceux qui relatent les conquêtes des cimes. On est en 1931, les sommets ont tous été foulés et les alpinistes cherchent à conquérir les pics par d’autres voies.

Souvent plus raides que les autres et ignorées des rayons du soleil, les faces nord fascinent. Celle du Cervin en particulier. Les récits des expéditions malchanceuses décrivent sa raideur incroyable, la quasi verticalité du second tiers, le gel permanent et ces éboulements monstrueux qui dévalent la pente. A force d’échecs et d’accidents mortels, l’ascension de cette face nord est considérée comme impossible. Mais à 22 et 26 ans, rien n’est impossible.

Le 31 juillet 1931, ils abordent la face, Franz est en tête de cordée, assuré par son frère. Le 1er août à 14 heures, sous l’orage, ils atteignent le sommet et signent ainsi la voie originale de la convoitée face nord du Cervin.

Dans une interview au journal Zeitschrift des Deutschen und Österreichischen Alpenvereins en 1932, Toni Schmid se souvient d’une escalade terriblement lente, d’une nuit glaciale à deux dans un sac de couchage en caoutchouc, d’un réveil au petit matin après tout de même 10 heures de sommeil, mouillé et transi de froid et de cette pente qui se raidit au-dessus de leur tête. Les éclairs et la grêle font aussi partie de son récit titanesque. Outre la chance qui leur a malgré tout souri, ils étaient les premiers à utiliser des broches à glace, un ingrédient qui, associé à leur ténacité, a sans doute contribué à leur victoire.

Aujourd’hui, après avoir défié les éléments naturels, l’alpinisme affronte le chronomètre. En 2009, Ueli Steck escalade la voie des frères munichois en 1h 56 et le 22 avril dernier, Dani Arnold a battu l’alpiniste bernois. Cette voie où Franz et Toni se sont battus contre les éléments en 1931, il l’a avalée en 1h46.

La directe de Walter Bonatti

Il a la rage au ventre. Quand ses amis Alberto Tassotti et Gigi Panei lui annoncent qu’ils ne pourront pas l’accompagner sur la seconde tentative d’ascension directe en hiver de la face nord du Cervin, il rugit: «Alors, je partirai seul!» A Zermatt, Bonatti croule sous la pression médiatique. Il s’est promis d’en finir avec l’alpinisme extrême, mais là, c’est irrésistible. Le jeudi 18 février 1965, pour honorer le centenaire du Cervin à sa manière, Walter Bonatti part dans le plus grand des secrets avec la complicité de trois amis de Zermatt et Zizi sa mascotte ours blanc accrochée au sac. Il simule une randonnée à skis, mais se change derrière une moraine et oblique vers la face nord. Il veut passer la première nuit sous les étoiles au pied de la face. Le lendemain, il l’aborde seul. «La traversée des Anges» est le passage le plus difficile. 120 mètres de dalles raides et gelées qui n’offrent aucun moyen de s’assurer. Il l’aborde le troisième jour et doit le passer trois fois. Un aller-retour supplémentaire étant nécessaire pour aller chercher son sac, le compagnon, le contre-poids du solitaire. «La voie, je l’ai grimpée deux fois», dira-t-il.

Après quatre nuits passées dans la face gelée, l’Italien embrasse la croix du sommet, il la serre contre sa poitrine. «Je crois avoir pleuré», avoue-t-il face aux caméras à son retour à Zermatt. Psychologiquement, il a beaucoup souffert. Il a même déliré et a dû parfois s’arrêter pour se concentrer à nouveau. Pour le grand alpiniste, cette ascension a été un combat. «C’est ma plus grande conquête, la plus idéale et la plus belle de ma carrière.»

La face Sud, grande sœur d’Hervé Barmasse

Hervé Barmasse aime affronter la montagne seul. Mais cette voie, il voulait la faire avec son père. En 1985, Marco Barmasse avait tracé l’entame de cette ascension dans la face sud. Les difficultés rencontrées dans le «couloir de l’enjambée» l’avaient contraint à rebrousser chemin.

En 2010, ce passage est encore considéré par la communauté des alpinistes comme le seul problème logique encore irrésolu dans les Alpes. Plusieurs s’y sont mesurés sans succès.

Le père s’est octroyé trois jours de réflexion avant de donner une réponse à son fils.

De son hameau à Valtournenche, du côté italien du Cervin, l’alpiniste Hervé Barmasse explique: «Ce couloir est très vertical. Il n’offre pas la possibilité de mettre de point d’assurage et nous ne voulions pas visser d’ancrage fixe. Donc pendant 30 à 40 mètres de traversée, tu n’as rien.» Marco le père hésite mais Hervé Barmasse insiste. Son père a beau avoir 60 ans, il a de l’expérience et Hervé est devenu un alpiniste averti. Alors le père cède.

Le 17 mars 2010 est un jour de chance pour Hervé. «Pour moi, c’était comme si je grimpais avec un ami, mais mon père l’a plus mal vécu. Il raconte que c’était très difficile de voir son fils risquer sa vie.» La persévérance de la descendance a tenu tête à la sagesse paternelle et, malgré quelques tentatives infructueuses, Hervé finit par passer. Son père le suit et tous deux terminent la voie. «Alors que les médias parlaient de l’exploit technique entrepris, moi j’étais heureux de cette expérience romantique. Une voie ouverte entre un père et son fils et de surcroît dans le Mont Cervin! C’était merveilleux.» Un juste retour aux sources. Hervé est le représentant de la quatrième génération de guide de haute montagne chez les Barmasse. A Valtournenche, il a grandi avec le Cervin pour grand frère. Toute sa vie la face sud a veillé sur lui: 1450 mètres de roches qui écrasent le sol sur six kilomètres. «Elle est énorme et présente des versants sud-est, sud et sud-ouest. Comme si elle se dépliait, ce qui lui donne un aspect tridimensionnel

La vitesse de Kilian Jornet

Un petit short noir, un t-shirt vert et une veste autour de la taille qu’il n’utilisera pas. Pas le temps de l’enfiler, pas froid. A ses pieds, des baskets. C’est tout. Le 21 août 2013, il est 15 heures à Breuil-Cervinia et le catalan Kilian Jornet part en courant au Cervin. 2h52’02’’ plus tard, il sera de retour. Il pulvérise ainsi le record établi par Bruno Brunod, son idole qui, en 1995, avait parcouru le même trajet sur l’arête du Lion en 3h14’44’’.

Huit allers-retours lui ont suffi pour préparer l’exploit de ce mercredi-là. Le 21 août était le jour du record, en partant à 15 heures, il allait éviter la nuit et le gel ainsi qu’un trop grand nombre de randonneurs le long de l’arête.

Une foulée régulière, rapide et précise, dessinée par ses jambes élancées. Au refuge Carrel, il ne s’arrête pas, il boit une gorgée en poursuivant son rythme. Les exploits de Kilian Jornet sont des chiffres: 17, 48 kilomètres et 2469 mètres de dénivelé positif. La descente sera avalée en 56 minutes. Dans le film ahurissant «Summit of my life» que «l’extraterrestre du trail» consacre à ces montagnes qu’il aborde en éclair, Kilian Jornet a choisi un reggae, en musique de fond pour le Cervin. Sur les rythmes jamaïcains, il dévale la pente, saute de roche en roche, frôle le vide et lui joue des tours. Le spectateur a les mains moites, lui danse sur les contretemps des Caraïbes.

La quête de difficulté de Catherine Destivelle

Le pinceau à la main, alors qu’elle repeint sa maison de famille en bord de mer, Catherine Destivelle s’en souvient comme si c’était hier. Pourtant, vingt et un ans la séparent de ce qu’elle appelle «un voyage» sur la face nord du Cervin. «Quand tu prends autant de temps à préparer une voie, tu ne l’oublies pas.» Elle n’avait pas lu le récit de Walter Bonatti avant d’affronter la voie qu’il avait lui-même ouverte en 1965, mais elle avait parcouru le Paris-Match qui retraçait l’aventure de l’alpiniste italien et elle en connaissait la trajectoire. Si elle a choisi cet itinéraire, c’était simplement parce que celui des frères Schmid lui paraissait trop facile. A son goût, Bonatti avait suivi une ligne plus aventureuse. «Lorsque ce projet est né, je ne savais pas qu’elle n’avait jamais été répétée. C’est le pharmacien de Zermatt qui me l’a dit. J’avais été consulté son livre sur le Cervin pour regarder de près l’itinéraire sur les photos.» L’incertitude d’y parvenir décuplait son plaisir. «Je n’ai jamais compris pourquoi cette ligne n’avait pas été répétée avant moi. Peut-être parce qu’elle forme un grand Z qui paraît illogique, mais une fois que tu es dedans c’est assez évident.»

Elle avait tenu le projet secret jusqu’au moment d’entamer la face, mais une fois la pente raide abordée, ses amis ont appelé la presse au cas où son exploit allait l’intéresser. «D’une certaine manière je n’en voulais pas, mais d’une autre je n’avais pas aimé les rumeurs qui minimisaient mon rôle dans certaines ascensions. Je voulais leur montrer de quoi j’étais capable.» Pour cela, elle est partie seule, dans le froid de février avec trois paires de gants (qu’elle ne mettra pas), un hamac (comme Bonatti), du matériel, des vivres et un savon. Un savon? Elle rit. «Quand j’ai escaladé les Drus, j’ai passé onze jours dans la paroi, je me suis blessé les mains et le savon m’avait permis de me les laver, histoire que ça ne s’infecte pas. En hiver, avec le froid sur le rocher, tu t’écorches facilement. Et puis, je reste une femme, c’est plus agréable d’être propre…» Une douche sur la face nord du Cervin? Non. Au premier bivouac, son seul ustensile de beauté sera victime d’une manipulation audacieuse et sombrera dans le vide avec ses gants les plus chauds. «J’ai hésité à descendre, en plus j’étais malade. Mais, au matin, quand j’ai vu le rocher au-dessus de moi, l’envie m’est revenue.» De l’ascension qu’elle a achevée en un jour de moins que son prédécesseur, l’alpiniste aujourd’hui directrice des Editions du Mont Blanc à Chamonix garde le souvenir de la difficulté technique. «J’ai été surprise, c’était très délicat, il faut s’appliquer tout le temps.» Est-elle contente de l’avoir faite seule? «Oui! Et au fond, en y repensant c’était mieux ainsi. A deux on n’aurait pas eu de place aux bivouacs.»

L’envol de Géraldine Fasnacht du sommet

C’était un rêve: voler depuis le sommet du Cervin. En 1980, Jean-Marc Boivin avait porté le même regard au sommet en y cherchant le promontoire d’où s’élancer en delta-plane. Mais Géraldine Fasnacht a une autre approche, elle veut sauter vêtue de sa «wingsuit», cette combinaison magicienne qui transforme la chute en vol.

Alors qu’elle s’apprête à monter dans l’avion pour visiter le Groenland et ses pentes abruptes, la Vaudoise retrace les débuts de sa relation avec l’icône alpine suisse. Son premier contact avec le Cervin a lieu en 2009. Alors qu’elle descendait la face est en snowboard, elle lève la tête, ressentant comme un appel. Non pas du vide, mais de la pente sous le sommet. «Elle me semblait suffisamment raide pour sauter, mais la technologie de l’époque ne me permettait pas de l’aborder en toute confiance.» L’idée est une graine. Semée dans un esprit fertile, elle commence à germer. «Avec le temps, le matériel s’est amélioré et la finesse de vol a augmenté.»

Avec le Cervin, la Vaudoise entretient une relation familière. Pendant ses voyages, la simple vue de la pyramide en publicité lui donne une bouffée d’air suisse. Mais il y a aussi un lien symbolique: son mari, Sébastien Gay, décédé lors d’un accident en speedflying (un petit parapente), avait entamé une voie directe, qui porte son nom, dans la face nord du Cervin. Il avait plus tard parcouru les arêtes du Lion et de Furggen marquant la frontière entre la Suisse et l’Italie, lors d’un projet qui avait pour but de suivre la frontière valaisanne en une fois. Géraldine se souvient: «Dans le film qui relate son aventure, il réalise un rappel du sommet. Il ne touche plus la paroi tellement elle est raide. C’est justement de là qu’on a sauté.» 107 mètres de vide sur une pente de 77 degrés. «Pour s’assurer un bon vol, il faut faire un saut tonique et puissant au départ. On s’est entraînés. D’abord sur des départs faciles, puis, peu à peu, on s’est aventurés vers des sauts plus engagés.» Accompagnée de son compère de vol Julien Meyer, elle saute des Drus au-dessus de Chamonix. Le vol réussi les met en confiance. A force de voler, ils abordent les forces que les Terriens ignorent au quotidien et prennent les thermiques comme complices. Leur but? Voler comme les oiseaux.

A l’aube du 7 juin 2014, Géraldine et Julien abordent le Cervin par la voie normale accompagnés de deux amis guides. «On n’était pas sûr de pouvoir sauter. Il y avait trois départs possibles qu’on avait repérés en avion.» L’un d’entre eux présente les mensurations idéales. Ils sont conquis.

A 12h32, ils s’élancent du sommet. La wingsuiteuse revit son vol. Pendant plus de deux minutes, elle plane. Trois longs virages entre la face nord et la face est pour aboutir au pied de la face nord. Les courbes de la montagne, elle les a caressées. «Ce n’est qu’une fois dessus que tu réalises son immensité.»