Mille neuf cent quatre-vingt-neuf. Année toupie, année vertige. Mikhaïl Gorbatchev a dégelé l’Union soviétique. Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont défait les compromis historiques de l’après-guerre entre l’Etat et le marché. Le marché a gagné. Frederik De Klerk négocie la libération de Nelson Mandela. La Chine s’est mise au marché, mais pas à la liberté, comme l’apprennent les étudiants rassemblés sur Tiananmen. A Leipzig, à Budapest, à Varsovie, à Prague, des foules expulsent l’occupant soviétique.

A Bruxelles, Jacques Delors commence son deuxième mandat avec pour mission l’union monétaire. Il dessine pour l’Europe les contours d’une nouvelle politique de voisinage. Inquiet des risques d’un élargissement rapide et incontrôlé, il imagine un sas entre la Communauté européenne (CE) et les futurs éventuels candidats: un «Espace économique européen» (EEE), appuyé sur deux piliers, la CE et l’Association européenne de libre-échange (AELE) dont la Suisse est un membre important. C’est par cette idée que le carrousel fou de 1989 entre avec fracas en Suisse.

«Repenser notre attitude»

A Berne, la suite ininterrompue d’événements majeurs a fortement impressionné. «Nous avions la conscience très nette d’être entrés dans une nouvelle période, se rappelle Bénédict de Tscharner, alors chef de la mission suisse à Bruxelles. Nous avions une politique européenne, mais bloquée. La perspective que tous les pays de l’Est pourraient entrer dans l’Union était quelque chose d’extraordinaire à considérer. A situation nouvelle, courage nouveau: il fallait entièrement repenser notre attitude. René Felber, aux Affaires étrangères, et Jean-Pascal Delamuraz, à l’Economie, prirent les devants.»

On ne se souvient plus aujour­d’hui du monde d’apparence stable de la Guerre froide, ni du train-train européen d’avant Delors. La Suisse, membre d’une AELE peu contraignante, bénéficiaire d’un accord de libre-échange avec Bruxelles plébiscité par le peuple en 1972, menait tranquillement sa politique individuelle sous le parapluie atomique américain. Le chef du Département des affaires étrangères faisait un exposé annuel au parlement à l’occasion du vote du budget. Cela tenait lieu de programme. Presque tout le monde était content. L’année 1989 trouva donc une Confédération toute nue, pas préparée à la société politique européenne au sein de laquelle les conditions d’accès au vaste marché en train de s’ouvrir allaient se marchander au prix fort.

Pour un nouveau souffle

Jakob Kellenberger, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, perçut tout de suite le défi: «Jusqu’ici, notre politique extérieure était présentée en termes de principes et de maximes… comme expression de la neutralité, de la solidarité, de l’universalité et de la disponibilité. Il ne s’agit pas de les renier mais de définir une stratégie capable, dans le contexte actuel, de donner un nouveau souffle à la plupart de ces préceptes traditionnels», écrivit-il plus tard dans un rapport sur la politique extérieure (1993).

Cette stratégie, il n’y eut pas une minute pour la «définir». Elle s’inventa au fur et à mesure, à un rythme d’enfer. Le schéma delorien de l’Espace économique européen prit immédiatement la première place et la seule. Il se négocia entre deux partenaires, l’AELE et la CE. La Suisse, pour la première fois, fut obligée d’harmoniser ses positions avec celles des six autres membres de l’AELE. C’était compliqué, elle n’aimait pas cela car il fallait de nombreux négociateurs, beaucoup de petites décisions à prendre en même temps par des préposés pas toujours sûrs de leurs prérogatives. Il apparut vite que la Confédération n’avait pas l’appareil administratif et politique adéquat pour une telle situation. Des conflits se nouèrent qui auraient des conséquences fâcheuses sur la cohérence de la politique gouvernementale.

Des mésententes au sommet

Il est connu par exemple que Jean-Pascal Delamuraz travaillait mal avec Franz Blankart. Celui-ci avait rang de secrétaire d’Etat sans en avoir le pouvoir institutionnel ni l’influence, car le conseiller fédéral le privait de sa confiance. Dans ce jeu diplomatique entièrement ouvert, sur plusieurs niveaux simultanément, politique, économique, juridique, avec des partenaires innombrables, des mésententes au sommet ajoutaient la fatigue et l’amertume à la complication.

Le traité EEE fut discuté entre mars 1989 et octobre 1991. Dix-huit mois seulement pour le rapprochement des législations des sept pays de l’AELE et des douze de l’Union européenne dans les principaux secteurs de l’activité économique (sauf l’agriculture). Il fallait se dépêcher d’abolir les frontières techniques à la circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes. Le parlement suisse avala 10 000 pages de droit européen (le paquet Eurolex) en quelques semaines.

Vers la fin de 1991, des doutes surgirent sur la viabilité de la structure juridique lourde en train de se mettre en place. Des fissures apparurent au sein du pilier AELE. L’Autriche avait déposé sa demande d’adhésion à l’Union en juillet 1989, la Suède en juillet 1991 et bientôt la Finlande. Ces pays ne considéraient plus l’EEE comme un organe durable mais transitoire. Seuls la Suisse, la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein le voyaient comme une alternative à l’UE. La Suisse s’alarmait cependant de plus en plus du déficit de pouvoir qu’il représentait dans la prise de décision.

«Les conseillers fédéraux s’interrogeaient beaucoup sur le processus de décision, dit Bénédict de Tscharner. Flavio Cotti, au Département de l’intérieur, et Adolf Ogi, au Département militaire, craignaient la satellisation du pays. Ils n’étaient pas particulièrement partisans de la cause européenne mais ils estimaient qu’il serait indigne de la Suisse et de sa fière histoire de la mettre en situation de dépendance. C’est ce malaise qui les a poussés vers l’idée d’une adhésion. Ils menaçaient de rejeter l’EEE s’il n’offrait pas d’issue sur cette question.»

Trois contre quatre

Voyant le gros de l’AELE basculer vers l’UE et le rapport de force inexorablement tourner en faveur de l’Union, les principaux ministres du gouvernement suisse commencèrent en effet à penser que les intérêts du pays seraient mieux servis par une adhésion. Ils craignaient que le peuple ne refuse un traité inégalitaire. En avril 1992, cette grave question fut soumise au vote du Conseil. Delamuraz, Felber, Cotti et Ogi se prononcèrent pour une demande d’adhésion à la Communauté. Otto Stich, Kaspar Villiger et Arnold Koller se prononcèrent contre.

Le 2 mai, l’Accord sur l’EEE était signé à Porto, en présence de Felber et Delamuraz, qui avaient déjà la tête ailleurs puisqu’ils avaient approché Jacques Delors pour une adhésion. Le 18 mai 1992, dans un rapport au parlement, le Conseil fédéral expliquait: «Si nous voulons participer à la formulation des règles et des politiques qui exercent sur nous, qu’on le veuille ou non, une influence de plus en plus grande, et si nous voulons pouvoir coopérer d’égal à égal avec les Etats qui nous sont les plus proches, il n’est d’autre voie que d’adhérer à la CE. L’expérience de la négociation EEE nous a démontré qu’une coopération à égalité de droits n’est pas possible sans une appartenance pleine et entière de la Suisse à la CE.»

Le parlement maugrée…

Le 20 mai, Bénédict de Tscharner remit à João de Deus Pinheiro, président en exercice du Conseil des Communautés européennes, la lettre signée du président René Felber et du chancelier François Couchepin, dans laquelle le gouvernement suisse demandait l’ouverture de négociations en vue de l’adhésion à la CE (http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2004 may/tradoc_117116.pdf).

En Suisse, le parlement avait commencé à maugréer: les choses allaient trop vite, il n’était pas consulté, une part des faits de la négociation lui échappait. Il digérait mal les arguments qui lui étaient présentés pour une adhésion alors qu’il avait à peine assimilé ceux de l’EEE. Un certain Christoph Blocher menait le bal. Il savait que Kaspar Villiger pensait comme lui. Certains socialistes, derrière Otto Stich, prédisaient le chaos social en cas d’adhésion. Quant à Arnold Koller, il mesurait la stupéfaction des conservateurs et conseillait la prudence. Mais Jean-Pascal Delamuraz avait le monde économique avec lui, René Felber la raison politique, Flavio Cotti et Adolf Ogi la fierté nationale. Et à eux quatre, adhésion en tête, ils se faisaient fort de convaincre l’opinion de ratifier le traité EEE à la double majorité du peuple et des cantons, le 6 décembre 1992.

Fausse stratégie

La campagne fut d’une intensité extraordinaire. Les Suisses participèrent au vote à 78,7%. Ils rejetèrent l’EEE à 50,3% et 16 cantons tandis que 49,7% d’entre eux et 7 cantons l’approuvèrent. Les citoyens n’avaient pas su s’ils votaient pour entrer dans une antichambre de l’Europe ou pour la construction d’une chambre à part. «Cette confusion a probablement pesé dans le vote, commente Bénédict de Tschar­ner. La stratégie du Conseil fédéral était fausse. Si, comme je le crois, nous devions choisir l’adhésion, pourquoi cette précipitation? Il aurait fallu prendre le temps d’expliquer et de convaincre. Et nous avions ce temps.»

Mais l’évaluation du temps est la plus grande épreuve qui se présente aux acteurs politiques. Qui, en Europe, a su maîtriser le temps, entre 1989 et 1992? Ces années-là ont été parcourues au galop, piétinées et souvent gâchées.

La satellisation?

Elles ont été suivies, en Suisse, par deux décennies de relations bilatérales avec l’UE, qui ont repris sans coup férir l’essentiel de ce qui était contenu dans l’EEE, et même plus si l’on compte la législation Schengen. La satellisation tant redoutée? Elle fut pire qu’avec l’EEE et n’a pas empêché les Suisses de dormir. L’écrasement progressif du faible par le fort? On commence à entendre des plaintes. Le Conseil fédéral promet d’y réfléchir l’année prochaine.