A quinze jours de la gay pride de Delémont, rebaptisée Pride Jura pour mieux associer la population hétérosexuelle au raout homosexuel, l'enthousiasme et l'appréhension s'entrechoquent dans la tête de Mathieu Chaignat. Membre du comité d'organisation, qui compte une dizaine de personnes, «de 23 à 74 ans, filles et garçons», souligne-t-il, il s'appuie sur le programme pour se donner confiance: le défilé du samedi 5 juillet, avec 15 000 participants et spectateurs attendus, la soirée qui suivra et sa tête d'affiche, le musicien alémanique Michael von der Heide, puis la disco, la techno et le camping pour la nuit.

En dépit de sa tradition catholique, le Jura s'est jusqu'ici épargné la polémique qui avait miné la gay pride à Fribourg en 1999 et Sion en 2001. A l'image du rendez-vous de Neuchâtel en 2002, le rassemblement jurassien – ultime étape de la tournée des capitales romandes – s'organise dans une apparente acceptation tacite, à vrai dire peut-être même dans l'indifférence.

Mathieu Chaignat et la petite association jurassienne des homosexuels ont remporté un premier pari: recruter des bénévoles hétérosexuels, indispensables à l'organisation de la pride. «Les routiers du groupe scout de Delémont se sont spontanément mis à disposition pour établir le camping sur les hauts de la ville, explique l'organisateur. Il fallait oser les associer au groupe homosexuel genevois pour une telle tâche. Le dimanche matin, le brunch sera servi par les paysans de la région. Les écoles d'arts régionales ont réalisé l'affiche, nous leur avons en quelque sorte confié notre image.» La liste des contributions «extérieures» est loin d'être exhaustive. «S'ouvrir ainsi au monde hétéro, c'est plutôt nouveau», se réjouit Mathieu Chaignat.

Toutefois, des bémols tempèrent l'enthousiasme. «S'il n'y a pas de déferlante hostile, on ne lit pas non plus de prises de position qui nous soutiennent», note-t-il, regrettant la «prudence» avec laquelle la pride est abordée: avec son comité, il aurait aimé que l'autorité cantonale délègue Jean-François Roth pour prononcer le discours officiel, ce sera la ministre de l'Education, Elisabeth Baume-Schneider. Les polémiques de la gay pride de Sion ont marqué les esprits.

Le danger est latent dans le Jura: sept églises chrétiennes fondamentalistes s'associent pour organiser une contre-manifestation. Emmenées par le chanteur Philippe Bieri – Philippe Decourroux sur scène – elles avaient loué une salle à Delémont le même week-end que la gay pride. Mais la ville les a déclarées non grata. «La gay pride avait fait sa demande la première, justifie le maire socialiste Pierre-Alain Gentil. Nous ne voulions pas la tenue simultanée de deux manifestations, de surcroît antagonistes, l'une annonçant 15 000 participants, l'autre 5000. Nous n'avons pas émis de jugement de valeur.» Si le maire Gentil prend des gants pour évoquer les prises de becs qui ont opposé sa ville aux intégristes religieux, le citoyen Gentil ne cache pas sa «compréhension plus forte envers la minorité homosexuelle qu'envers les traditionalistes».

Philippe Bieri réfute la notion de «contre-manifestation», tout comme celle de «provocation», présentant sereinement sa «fête de la famille», qui se tiendra les 4, 5 et 6 juillet à Glovelier, à 10 kilomètres de la pride de Delémont. «Nous attendons 1000 personnes pour célébrer les valeurs de la famille traditionnelle. Nous ne parlerons pas d'homosexualité.» Mais il ajoute: «La pride me préoccupe. J'ai de la compassion pour les homosexuels, comme pour toute personne qui souffre sur cette terre.»

La fête de la famille, ponctuée de concerts de gospel et de débats dont un traitera du «défi de la discipline des enfants dans notre société permissive», est soutenue par l'UDF et son président, l'agriculteur de Grandfontaine Jacques Dumas. «Nous ne sommes pas contre les homosexuels, mais nous nous opposons à leurs revendications, contraires aux valeurs judéo-chrétiennes et à celles de la cellule familiale traditionnelle.» Dans le courrier des lecteurs du Quotidien jurassien, l'abbé Daniel Vigne, proche d'Ecône, écrit que l'«homosexualité est un vice et non une valeur morale. Le fait que la pride soit publique revient à légitimer et à encourager une débauche.»

«Je ne me reconnais pas dans de telles formules», commente l'abbé Jean-Jacques Theurillat, doyen de Delémont. Approchées par les organisateurs de la pride, les Eglises officielles n'ont pas fermé la porte. L'Eglise réformée organise des conférences-débats. «Nous n'avons pas cherché à intégrer la manifestation, on nous l'a demandé, nous n'avons pas refusé», dit l'abbé Theurillat. Ainsi, les participants à la gay pride seront «bienvenus à la messe du samedi».

L'Eglise catholique jurassienne se rangerait-elle aux côtés des revendications homosexuelles? La réponse de Jean-Jacques Theurillat est tout en nuances: «La doctrine de l'Eglise sépare les personnes des actes. Nous reconnaissons les personnes homosexuelles, les respectons et les accueillons. Mais nous disons aussi que la vie homosexuelle n'est pas conforme à l'enseignement biblique. Nous ne soutenons pas certaines revendications, telle le mariage entre homosexuels. Nous affichons nos désaccords, sans les ériger en barrières.»

Saluée par les organisateurs de la pride, la porte entrebâillée des Eglises officielles irrite profondément les traditionalistes: «Ce discours qu'on peine à cerner tant il est alambiqué nous surprend, commente Jacques Dumas. Alors que la Bible, elle, est très claire.»