accord-cadre
Le futur texte qui doit régir les relations entre la Suisse et l’Union européenne comporte trois points qui posent des problèmes particuliers. Revue de détail

Faut-il encore croire à un accord-cadre institutionnel entre la Suisse et l’UE? Officiellement, les deux partenaires se gardent bien d’enterrer le projet finalisé par l’ancien secrétaire d’Etat Roberto Balzaretti en novembre 2018, mais que le Conseil fédéral n’a jamais voulu parapher en prétendant que les négociations n’étaient pas terminées. «Nous voulons un accord, mais pas à n’importe quel prix», répète-t-on à Berne. «Nous gardons notre porte ouverte», déclare-t-on à Bruxelles.
Lors de la rencontre au sommet du 23 avril dernier entre le président de la Confédération, Guy Parmelin, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, les deux parties ne sont pas parvenues à se rapprocher sur les trois points litigieux: la citoyenneté européenne, la protection des salaires et les aides d’Etat. En voici les enjeux.
Le Conseil fédéral se refuse à reprendre une notion de l’UE qui confère plus de droits au citoyen européen dans l’accès aux assurances sociales. Mais les récents arrêts rendus par la Cour européenne de justice devraient le rassurer.
C’est probablement le point le plus controversé de l’accord-cadre institutionnel avec l’UE: la directive sur la citoyenneté européenne. Ses adversaires en ont fait un épouvantail, au point d’y voir une notion censée «favoriser un tourisme social ruineux pour les assurances sociales suisses». Qu’en est-il précisément? Le laboratoire d’idées Foraus tente de démêler le vrai du faux. «En réalité, la Cour de justice de l’UE a fortement restreint le droit à l’aide sociale dans plusieurs de ses arrêts», relève Idris Abdelkhalek, doctorant en droit européen de la concurrence à l’Université de Fribourg et coresponsable du programme Europe à Foraus.
La citoyenneté européenne est une notion qui est apparue vers la fin des années 1980, rappelle le professeur Gilbert Casasus, professeur en études européennes. Alors président de la Commission européenne, Jacques Delors, un ancien syndicaliste qui répétait souvent «qu’on ne tombe pas amoureux d’un grand marché», commence à parler d’Europe sociale. «Il voulait donner plus de place aux citoyens dans une Europe qui lui paraissait trop économique», rappelle Gilbert Casasus.
Les craintes du Conseil fédéral
Cette notion de citoyenneté européenne, qui s’ajoute à la nationalité, est ainsi inscrite dans le Traité de Maastricht en 1992. Plus tard, la directive de 2004 la concrétise. Elle confère des droits allant bien au-delà de ceux conférés en Suisse dans le cadre de l’accord sur la libre circulation des personnes (LCP). La directive introduit le principe de l’égalité de traitement entre citoyens – qu’ils soient économiquement actifs ou non – en matière de prestations sociales. En revanche, elle permet aussi textuellement aux Etats membres de refuser l’octroi de l’aide sociale aux demandeurs d’emploi et aux citoyens durant leurs trois premiers mois de séjour.
Dans le projet d’accord de novembre 2018 entre la Suisse et l’UE, la directive européenne n’a pas été mentionnée. Mais le Conseil fédéral exige désormais qu’elle soit explicitement exclue du texte. Dans son rapport explicatif de l’accord, le gouvernement s’inquiète du fait que cette directive «a provoqué un changement de système au sein de l’UE, en s’éloignant de la LCP des travailleurs au profit d’un concept de réelle citoyenneté européenne». Il craint l’extension des droits à l’aide sociale des personnes qui n’exercent pas d’activité lucrative. Il redoute encore de ne pas pouvoir refuser l’acquisition du droit de séjour, accordée par l’UE à partir d’une durée ininterrompue de cinq ans, «même en cas de dépendance continue à l’aide sociale».
La Cour de justice de l’UE très restrictive
«Ces craintes du Conseil fédéral ne tiennent pas compte des derniers arrêts qu’a rendus la Cour de justice de l’UE, qui a restreint sensiblement le droit à l’aide sociale des ressortissants européens», remarque Idris Abdelkhalek. En 2014, l’arrêt Dano, du nom de deux ressortissants roumains économiquement inactifs, provoque un gros débat sur les limites de la citoyenneté européenne.
La ville allemande de Leipzig leur refuse l’aide sociale, ce que confirme la Cour de justice européenne qui les déboute à son tour. Cette dernière a lié l’aide sociale au droit de séjour, dont ne peuvent bénéficier les citoyens non actifs que s’ils disposent de ressources suffisantes pour pourvoir à leur entretien, ce qui n’était pas le cas. En d’autres termes, le droit de séjour a été jugé comme une condition préalable pour pouvoir bénéficier de l’égalité de traitement garantie par la directive sur la citoyenneté européenne.
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Cette directive prévoit en principe aussi que les Etats membres doivent procéder à une évaluation et prouver qu’une demande d’aide sociale constitue une charge déraisonnable sur les finances publiques avant que leurs institutions d’aide sociale ne rejettent une requête. Un autre arrêt – Alimanovic – rendu en 2015 va confirmer la pratique restrictive de la cour. Vu que, dans l’arrêt Dano, elle n’a pas reconnu le droit à l’égalité de traitement en raison du manque de ressources de ces citoyens roumains, elle n’a pas demandé de faire cette évaluation.
La liberté de circuler, pas un droit absolu
C’est dire que la liberté de circulation, y compris au sein de l’UE, n’est pas un droit absolu: les Etats membres disposent d’une large marge de manœuvre pour la limiter, malgré les belles promesses faites par Jacques Delors à l’époque. Les milieux de gauche se sont d’ailleurs émus de la nouvelle jurisprudence restrictive de la Cour européenne, craignant «qu’elle ne crée un préjudice pour les Européens les plus démunis».
Alors, les finances publiques des villes suisses exploseraient-elles dans le cas où l’UE exigerait de la Suisse qu’elle reprenne la directive controversée en s’adressant au tribunal arbitral paritaire prévu par l’accord-cadre pour régler les litiges? Il est permis d’en douter, à en croire un autre laboratoire d’idées, celui d’Avenir Suisse, qui s’est livré à sa propre analyse. Il est parvenu à la conclusion qu’il en coûterait entre 27 et 75 millions par an, soit entre 1 et 2% au maximum des dépenses de l’aide sociale. Avenir Suisse rappelle que, voilà vingt ans, les opposants à la libre circulation des personnes avaient déjà brandi le spectre d’une explosion de la facture sociale. «Or, celles-ci se sont révélées infondées», conclut-il au terme de son analyse.
Après sa visite à Bruxelles, le président de la Confédération, Guy Parmelin, a tenu à préciser que le Conseil fédéral avait fait des «propositions constructives» à l’UE, qu’il a dévoilées aux membres des commissions de politique extérieure du parlement le 26 avril. Le Temps les a soumises à Idris Abdelkhalek. «Ces propositions marquent une volonté de ne rien changer au statu quo en Suisse», note-t-il laconiquement. M. G.
En édictant deux directives sur les travailleurs détachés, l’UE s’est rapprochée de la Suisse mais le Conseil fédéral s’est aligné sur la position des syndicats, qui craignent un affaiblissement de la protection des salaires.
C’était une des lignes rouges du Conseil fédéral lorsqu’il a entamé les négociations avec l’UE en 2014: «La protection des salaires en Suisse doit être garantie», a-t-il souligné. Dans le projet d’accord finalisé en 2018 mais jamais paraphé par le Conseil fédéral, l’UE a fait des concessions à la Suisse, que Berne juge pourtant «insuffisantes».
L’espoir d’une entente était pourtant permis. Lors de la période de négociations, qui a duré cinq ans, l’UE a émis deux directives sur les travailleurs détachés par des entreprises européennes pour y effectuer des mandats de 90 jours au maximum. Elle y a ancré le principe d’un salaire égal pour un travail égal au même endroit», admettant la nécessité de lutter contre le dumping salarial, un risque évident en Suisse où les salaires sont parmi les plus élevés d’Europe.
«Des revendications maximalistes»
Mais les deux parties ne sont pas parvenues à se mettre d’accord. L’UE, qui juge les mesures prises par le parlement suisse pour protéger les salaires «disproportionnées et discriminatoires», a fait quelques pas en direction de son partenaire. Elle qui voulait supprimer le délai d’annonce pour ces entreprises a consenti à le réduire de huit à quatre jours. Elle qui exigeait de renoncer au paiement d’une caution a finalement accepté de la limiter aux entreprises n’ayant pas respecté leurs obligations financières par le passé. «Inacceptable», selon les syndicats suisses, qui estiment qu’il s’agirait là d’un affaiblissement de la protection des salaires: pas seulement ceux des Suisses, d’ailleurs, mais aussi ceux des employés de l’UE venant travailler en Suisse.
Lors des négociations, la secrétaire d’Etat Livia Leu a défendu cette ligne rouge des syndicats, n’en bougeant pas d’un pouce. La Suisse a même demandé explicitement à ce qu’elle puisse renforcer les mesures d’accompagnement, alors que cette position n’est probablement pas majoritaire dans un gouvernement de droite! «Le Conseil fédéral ne s’en est pas tenu aux «clarifications» qu’il exigeait en 2019, mais a posé des revendications maximalistes qui ne correspondent pas du tout à la culture du compromis que nous chérissons en Suisse», déplore Christa Markwalder (PLR/BE). «Je ne sens malheureusement plus guère la volonté du Conseil fédéral d’aboutir à un accord.» M. G.
La troisième pierre d’achoppement concerne les aides d’Etat, une notion qui peut englober plusieurs types de soutiens publics.
Les aides d’Etat ont en quelque sorte été les invitées surprises des pourparlers bilatéraux. Cette notion englobe plusieurs types de soutiens que l’Etat peut apporter aux entreprises privées ou à celles qui sont actives sur des marchés en principe ouverts à la concurrence.
Il peut s’agir de mesures destinées à soutenir des entreprises actives dans des secteurs ou des régions en difficulté, par exemple des allégements fiscaux. Cela peut aussi concerner des prises de participation publiques dans le capital d’entreprises telles que des sociétés financières banques (comme les banques cantonales) ou celles du secteur de l’énergie.
L’Accord de libre-échange de 1972 conclu entre la Suisse et l’UE interdit les aides d’Etat qui «compromettent les échanges de marchandises entre les parties contractantes», sans vraiment définir celles qui sont admissibles, relèvent deux experts de l’Université de Zurich dans un article publié dans La Vie économique en 2018. Seul l’accord sur le trafic aérien de 1999 comprend des règles précises pour ce domaine particulier. Le duo de juristes relevait alors que la Suisse n’aurait «guère le choix» à l’avenir et qu’elle devrait «reprendre les règles communautaires sur les aides d’Etat en cas de nouvel accord sur l’accès aux marchés, notamment dans les domaines de l’énergie et des services (financiers)».
Opposition des cantons
Cette question a resurgi dans le cadre des discussions autour de l’accord institutionnel. Une phrase du projet d’accord suggère d’étendre le dispositif réglementaire de l’UE, plus restrictif que celui de la Suisse, au contenu de l’ALE de 1972. Les cantons se sont rapidement dressés contre cette possible extension. En 2018 puis en 2019, s’exprimant sur le projet d’accord-cadre, ils ont exclu que les «règles et principes des aides d’Etat soient définis par des accords horizontaux». En d’autres termes, cette question devra être abordée au cas par cas, secteur par secteur.
L’extension du principe d’interdiction des aides d’Etat risquait de compromettre l’autonomie fiscale des cantons, les instruments de promotion de l’attractivité régionale, le statut des banques cantonales et celui des sociétés hydroélectriques. Dans sa communication adressée à la présidence de l’UE en juin 2019, confirmée en novembre 2020, le Conseil fédéral a dès lors demandé que le passage du projet d’accord institutionnel qui fait référence à l’ALE de 1972 soit purement et simplement biffé. Selon les dernières informations, l’UE serait prête à accéder à cette requête. Pour autant qu’une solution soit trouvée pour les deux autres questions ouvertes. B. W.
2009 La cheffe des Affaires étrangères, Micheline Calmy-Rey, et son homologue européenne, Benita Ferrero-Waldner, décident d’examiner l’idée d’un accord-cadre institutionnel coiffant les 120 accords bilatéraux sectoriels.
2014-2018 Les négociations, laborieuses, durent cinq ans. Le 7 décembre 2018, le Conseil fédéral ne paraphe pas le projet d’accord.
2019 Le Conseil fédéral considère «que le résultat des négociations correspond dans une large mesure aux intérêts de la Suisse», mais veut encore clarifier trois points.
2021 C’est l’impasse. Le président de la Confédération estime qu’il subsiste «des divergences profondes» entre les parties.