L’un consiste à négocier au cas par cas, l’autre à intégrer une association avant tout économique, dotée d’institutions qui copient l’architecture communautaire: la comparaison entre le «modèle» suisse et l’Espace économique européen est par conséquent très difficile, voire impossible. D’autant que le droit de l’UE évolue de plus en plus vite, et qu’une participation de la Suisse dans l’EEE aurait sans doute changé celui-ci. Essayons quand même d’arbitrer…
Le match de la souveraineté
C’est le cœur du plaidoyer pour la voie bilatérale: seule face à Bruxelles, la Confédération peut décider des dossiers sur lesquels elle négocie, et garde les mains plus libres pour appliquer les accords conclus.
Micheline Calmy-Rey l’a encore répété ces jours-ci: une Suisse intégrée à l’EEE devrait en permanence consulter l’Islande, la Norvège et le Liechtenstein pour dégager des positions communes face à l’UE. Elle serait aussi soumise à son Autorité de surveillance, chargée de vérifier que les pays de l’Espace (les vingt-sept membres de l’UE + les trois autres pays) remplissent leurs obligations contenues dans l’accord fondateur du 2 mai 1992 (révisé en 2003). Cette autorité pourrait enfin – sur le modèle de la Commission européenne – déférer la Suisse devant la Cour de justice de l’AELE, compétente aussi en cas de litige entre deux pays.
Bien que le concept de souveraineté soit discutable à l’heure de la mondialisation, de la libre circulation dans l’espace Schengen, et au vu de la quantité de législations communautaires que notre pays ingurgite de façon unilatérale, la Suisse sort plutôt gagnante. L’apparence de sa souveraineté a été mieux préservée.
Le match de l’accès au marché européen
L’EEE est une union économique rassemblant les vingt-sept Etats de l’UE et trois des quatre membres de l’Association européenne de libre-échange (Suisse exceptée). Son accord fondateur, dit des «quatre libertés» – libre circulation des marchandises, des capitaux, des personnes et des services – entérine un accès non discriminatoire et des facilités d’établissement bien plus grandes que les quelque 120 accords négociés depuis 1992.
Les pays de l’EEE ont aussi une politique harmonisée en matière de concurrence, de protection des consommateurs et d’éducation. Les produits agricoles non transformés et ceux de la pêche sont en revanche exclus. Autre spécificité: tout comme la Suisse, l’Islande, la Norvège et le Liechtenstein ne sont pas en union douanière avec l’UE.
En clair, toute entreprise ou travailleur d’un pays membre de l’EEE bénéficie quasiment des mêmes droits que ceux d’un pays de l’UE, ce qui a par exemple permis aux banques islandaises, à l’époque du boom insulaire, d’attirer des quantités de capitaux au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas. Au point que près de 400 000 épargnants de ces deux pays ont été lessivés lors de la faillite d’Icesave/Landbanski en 2008…
Si l’intégration au marché – facilité d’accès, d’installation de filiales ou de rachat d’entreprises – est le critère, l’approche horizontale de l’EEE va beaucoup plus loin que l’approche sectorielle Suisse-UE. A l’inverse, l’économie helvétique a pu mieux se protéger.
Le match de l’influence politique
Premier élément dont la Suisse ne jouit pas: le «decision shaping». Il désigne le fait que la Commission européenne assure aux experts de l’Islande, de la Norvège et du Liechtenstein «la participation la plus large possible, selon les domaines concernés, à la préparation des projets de mesures». C’est très technique et assez vague. Mais cela garantit, au minimum, un accès égal et en temps réel à l’information… alors que Berne court souvent après les infos communautaires.
Deuxième élément que n’a pas la Suisse: la visibilité politique. L’Islande, la Norvège et le Liechtenstein sont liés aux Vingt-Sept par quatre organes conjoints: le Comité mixte EEE chargé de la gestion de l’accord, le Conseil EEE au niveau ministériel (au moins deux fois par an), la commission parlementaire mixte et le comité consultatif EEE (partenaires sociaux).
Attention aux raccourcis: coopération ne veut pas dire influence. La Norvège pèse d’abord à Bruxelles par son pétrole et son appartenance à l’OTAN. Le rapport de plus de 9000 pages sur l’EEE commandité par le gouvernement d’Oslo en 2010-2011 énumère d’ailleurs les frustrations norvégiennes. La Suisse, de son côté, a vu son profil rehaussé depuis 2008 avec sa participation à l’espace Schengen, où sa marge de manœuvre est réduite, mais qui lui a permis de constituer un front commun européen sur la Libye lors de la crise des otages.
Le match des droits et des obligations
Ce terrain-là est propice aux querelles d’interprétation. Premier exemple: l’Islande, la Norvège et le Liechtenstein doivent avaler sans ciller 80% du droit communautaire, et suivre constamment son adaptation, comme l’UE l’exige aujourd’hui de la Suisse. Deuxième exemple: les conditions d’activation des mesures de sauvegarde prévues dans l’accord EEE en cas de «difficultés sérieuses» sont assez défavorables aux pays non membres de l’UE. Troisième exemple: ces trois pays doivent, selon les termes de l’accord EEE, contribuer à la cohésion de l’UE via un mécanisme financier, alors que la Suisse le fait sur une base volontaire (1,3 milliard de francs en 2008 et 2009).
En échange d’un accès très large au marché communautaire, les trois pays sont donc, comme ceux de l’Union, dans une logique de convergence et de partage de souveraineté, sans disposer du droit de veto qu’ont les Vingt-Sept. La Suisse, elle, a beaucoup moins d’obligations à remplir vis-à-vis de Bruxelles, mais court le risque de voir ses droits de plus en plus limités .