«Le Conseil fédéral, par la voix de son président, Pascal Couchepin, a vraiment raconté n’importe quoi.» Plus de quatre ans après l’éclatement de l’affaire Tinner, en 2008, alors que le procès des deux frères saint-gallois et de leur père se tient lundi devant le Tribunal pénal fédéral à Bellinzone, le ­Valaisan Bruno Pellaud, qui fut directeur général adjoint de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), ne mâche pas ses mots.

Celui qui fut responsable de 1993 à 1999 des contrôles de l’AIEA en matière de prolifération est formel: le gendarme mondial du nucléaire n’a jamais demandé à la Suisse de détruire des plans de bombes atomiques saisis auprès des Tinner. «Jamais l’AIEA n’aurait pu demander ou encourager le gouvernement suisse à court-circuiter une procédure judiciaire et à détruire des preuves de prolifération nucléaire. Au contraire, l’intérêt de l’AIEA était que les coupables soient jugés. Une destruction après la procédure, bien sûr, mais pas avant. Ce qui m’a fâché le plus, c’est que le Conseil fédéral ait prétendu qu’il avait la caution de l’AIEA.»

Le vendredi 23 mai 2008, un Pascal Couchepin crispé, prévenant qu’il ne répondrait à aucune question, vient lire devant la presse parlementaire à Berne un communiqué ahurissant. Le Conseil fédéral, dit le président de la Confédération, a ordonné la destruction de documents ultrasensibles – en particulier des plans d’armes atomiques – saisis par les enquêteurs dans la procédure pénale instruite contre les frères Urs et Marco Tinner et leur père Friedrich pour des faits de prolifération nucléaire.

La délégation des commissions de gestion des Chambres avait sévèrement tancé le gouvernement pour avoir violé la séparation des pouvoirs. Son rapport laissait déjà entendre que le prétexte du Conseil fédéral pour tenter d’empêcher la justice d’aller jusqu’au bout – protéger la sécurité de la Suisse et du monde en détruisant avec la caution de l’AIEA des documents qui auraient pu tomber sinon en mauvaises mains – était bidon. Une copie des documents avait toutefois échappé à la destruction, dans des circonstances jamais élucidées, et a fini par refaire surface.

Christoph Blocher était le principal responsable du dossier. «Il n’aurait pas dû se mettre à plat ventre devant les Américains», critique Bruno Pellaud. Mais s’agissait-il seulement de ne pas froisser les Etats-Unis, les Tinner ayant collaboré avec la CIA? Les années ont passé, et l’affaire, l’une des plus graves à avoir jamais secoué l’Etat fédéral, est loin d’avoir livré tous ses secrets. Le procès qui va s’ouvrir ne devrait apporter aucun éclaircissement. L’accusation ayant négocié une peine avec la défense en échange d’une reconnaissance de culpabilité, le tribunal devrait, sauf surprise, se borner à entériner cet accord (lire ci-contre).

Dans une affaire d’une telle portée, un arrangement de ce type est «inévitable» aux yeux de Bruno Pellaud. «Un procès où tout serait mis sur la table embarrasserait trop de monde, la Suisse, les Etats-Unis, d’autres pays encore.» En effet: les plans d’armes étaient chinois, mais les Tinner les avaient-ils donnés à la CIA? Quelles sommes ont-ils reçues en échange? Avaient-ils fourni les informations les plus sensibles qu’ils détenaient? Un expert américain renommé, David Albright, le nie et minimise le rôle joué par les Tinner auprès de la CIA. Quoi qu’il en soit, l’attitude des Etats-Unis à l’égard du Pakistan recèle de nombreuses zones d’ombre que personne ne semble avoir intérêt à éclairer. «Le Pakistan n’avait pas signé le Traité de non-prolifération nucléaire, mais ce qui était criminel, c’était de fournir des secrets à d’autres pays», rappelle Bruno Pellaud.

Les accusés n’auront donc pas à expliquer au tribunal comment et pourquoi ils ont accepté de travailler pour le tristement célèbre ingénieur Abdul Kader Khan – le Dr Khan, héros dans son pays pour avoir été le père de la bombe atomique pakistanaise, mais qui a ensuite vendu ses secrets aux pays les moins recommandables de la planète.

Le trio n’aura pas non plus à éclairer les juges sur les conditions dans lesquelles il a finalement été retourné par la CIA, acceptant de jouer pour la puissante agence de renseignement le rôle de taupe au sein du réseau Khan. Longtemps supputée par les médias, avant d’être considérée comme établie par le rapport des commissions de gestion, la collaboration des Tinner avec la CIA trouve aujourd’hui sa confirmation dans l’acte d’accusation du procureur fédéral Peter Lehmann.

Cette collaboration des trois Suisses «avec des autorités étrangères», comme le formule prudemment le Ministère public, a été fructueuse. C’est en effet le travail de la CIA, appuyée par les services secrets britanniques, qui a permis de confondre Kadhafi, de le confronter à des preuves qui l’amèneront à renoncer à son programme nucléaire clandestin, fin 2003, et d’accepter les contrôles de l’AIEA. Un joli succès, reconnaît Bruno Pellaud.

«Christoph Blocher n’aurait pas dû se mettre à plat ventre devant les Américains