Il y a ceux qui saluent le courage de se livrer. Et ceux aussi qui s’inquiètent d’une banalisation de la mort, ou d’une discrimination du grand âge, présenté comme un motif suffisant pour en finir avec la vie. «Comment garantir, une fois franchi le pas que cette femme s’apprête à faire, qu’on ne s’arrêtera pas pour aboutir vers un eugénisme?» s’alarme une lectrice. Dans une interview sur le site Bon pour la tête, le rédacteur en chef de la Revue médicale suisse, Bertrand Kiefer, s’inquiète d’un effet entraînant d’un tel témoignage sur des personnes «fragiles et indécises». «Je ne milite pas pour l’interruption obligatoire de vieillesse, mais volontaire», rétorque Jacqueline Jencquel.
Lire aussi: En médiatisant sa mort, Jacqueline Jencquel choque
Débat en cours au sein d’Exit
L’exemple de cette militante soulève des questions sensibles: où placer la limite de l’aide au suicide pour les personnes qui ne souffrent pas de maladie incurable? Peut-on tolérer que l’on accompagne vers la mort des personnes, comme cette mère de trois enfants, encore assez en forme pour faire du parapente? La souffrance subjective d’un patient âgé et sa détermination sont-elles des critères suffisants pour accéder à son souhait de mourir?
«Bien sûr, c’est plus facile pour nous lorsqu’une personne se présente avec une maladie lourde et mortelle», explique Erika Preisig, présidente de l’association Lifecircle. Face à une personne septuagénaire souffrant de maux liés à l’âge qui ne sont pas fatals, comme Jacqueline Jencquel, l’organisation tente de trouver d’abord d’autres solutions pour rendre la vie supportable. «Mais si le vœu de mourir est si net et fort, mon devoir est de l’aider et d’éviter qu’elle opte pour une mort violente en se jetant sous un train», ajoute la médecin bâloise. Or, selon elle, la pression sur les personnes âgées ne vient pas de l’aide au suicide, qui «n’a pas d’effet contagieux», mais plutôt des conditions insatisfaisantes dans lesquelles elles sont maintenues dans les établissements spécialisés.
Lire également: Mort planifiée: une inquiétante mise en scène du suicide
Bientôt une aide au suicide sans prescription médicale?
Ces questions renvoient à un vaste débat en cours en Suisse, loin d’être clos. Au sein d’Exit Suisse alémanique, une commission «pour un accès facilité à l’aide au suicide» s’est constituée en 2017, avec pour mission d’examiner dans quelle mesure les critères de l’aide au suicide peuvent être élargis pour les personnes qui ont atteint un grand âge. Jacqueline Jencquel siège au sein de cet organe de 14 personnes et participe aux discussions encore en cours. «Nous militons pour que l’on cesse d’infantiliser les personnes âgées en les obligeant à se justifier lorsqu’elles veulent partir», dit-elle.
La Suisse bénéficie de l’un des régimes les plus libéraux en matière d’aide au suicide: le Code pénal l’admet, du moment qu’elle ne répond à aucun «mobile égoïste». La plupart des organisations d’aide au suicide possèdent toutefois leurs propres conditions, plus restrictives que le droit en vigueur. Une personne souhaitant mettre fin à ses jours doit être capable de discernement et réaliser elle-même le geste fatal. La prescription de pentobarbital sodique doit être faite par un médecin. Enfin, les organisations acceptent d’accompagner des individus chez qui elles reconnaissent des souffrances et une volonté individuelle, claire et répétée de mourir.
Une évolution de la pratique
Avec le temps, toutefois, la pratique a évolué. Il fallait d’abord une pathologie incurable et mortelle pour pouvoir accéder à un accompagnement vers la mort. En 2014, Exit a élargi l’accès à ses service en acceptant les polypathologies invalidantes – de multiples handicaps liés à l’âge, qui altèrent la qualité de vie mais ne sont pas mortels. Ces cas représentent désormais un quart des accompagnements réalisés par Exit Suisse alémanique.
L’aile la plus libérale de l’association souhaite désormais aller plus loin et permettre aux personnes «qui souffrent dans l’âge», au-delà de 75 ans, d’avoir accès au pentobarbital sans diagnostic, voire sans prescription médicale. Dès lors, il ne serait plus nécessaire de motiver la demande d’accompagnement vers la mort par des raisons médicales. En théorie, des personnes âgées bien portantes pourraient aussi avoir accès aux services d’Exit. Jacqueline Jencquel ne croit toutefois pas à cette éventualité: «Lorsqu’on est âgé, on n’est pas bien portant. On peut être en forme, mais le grand âge est toujours lié à des souffrances.»
Crainte des réactions
Or le comité de l’organisation alémanique a d’ores et déjà exprimé ses réticences à l’idée de se passer d’ordonnance médicale: «Cette proposition va trop loin, explique Jürg Wiler. Actuellement, ni la politique, ni la société ne sont prêtes, en Suisse, à franchir ce pas.» L’organisation, active depuis 36 ans, bénéficie d’une relative tolérance de la population face à l’aide au suicide. Elle redoute qu’en optant pour une voie trop permissive, ce climat ne change. La commission poursuit son travail afin d’explorer d’autres possibilités d’élargir l’accès à l’aide au suicide dans le grand âge. Elle alimente ses réflexions grâce à deux avis d’experts – un juridique et un éthique – qui devraient être dévoilés lors de sa prochaine assemblée générale, au printemps 2019.
De son côté, l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) a elle aussi assoupli ses critères relatifs à l’aide au suicide. Jusqu’ici, cet organe scientifique chargé de clarifier les questions éthiques en lien avec la médecine ne tolérait l’accompagnement médical vers le suicide que pour des patients atteints de maladies mortelles et dont la fin de vie approchait. Dans ses nouvelles directives, adoptées en mai dernier, l’ASSM accepte les «souffrances insupportables» comme critère. Un tournant vivement critiqué par la FMH. La souffrance du patient, contrairement à la fin de vie imminente, ne constitue pas un élément suffisamment objectif aux yeux de l’organisation de médecins.
Lire aussi: Aide au suicide: les médecins contestent les nouvelles directives
La Chambre de la FMH – organe législatif – doit se prononcer le 25 octobre prochain sur l’adoption ou non de ces nouvelles directives dans son code de déontologie. Dans un article du Bulletin des médecins suisses, Bertrand Kiefer appelle les délégués de la FMH à refuser les nouvelles directives de l’ASSM, qui s’apparentent à ses yeux à un «abandon» du patient au nom du principe «dogmatique» d’autonomie.
Lire également: L’article de Bertrand Kiefer dans le «Bulletin des médecins»