Avec Airbnb, ma petite entreprise de location ne connaît pas la crise
logement
De plus en plus d’appartements sont proposés sur le site internet Airbnb, de particulier à particulier. Il s’agit parfois de résidences principales, mais aussi de logements loués uniquement aux voyageurs
Les files d’attente interminables pour pouvoir simplement visiter un appartement à louer, les tarifs prohibitifs, les pistons, les refus qui s’accumulent: se loger à Genève est un chemin de croix long et douloureux. Pourtant, il existe un endroit de rêve où des milliers de mètres carrés attendent de trouver preneur avec de riches descriptions et de belles photos. Ce lieu, c’est Airbnb, un petit fleuron de l’économie de partage né à San Francisco.
«Halte-là! direz-vous, ce n’est pas pareil.» C’est vrai. Airbnb a pour but de mettre en contact des voyageurs et des hôtes qui louent leur chambre d’ami à l’année ou leur appartement entier quand ils sont en vacances. Et seulement quand ils sont en vacances. Sauf que le concept est un peu sorti de ses rails, ce qui a entraîné de vives polémiques à New York, San Francisco ou Paris. Dans la capitale française, des immeubles entiers sont parfois proposés aux touristes, tandis qu’une concierge se charge du ménage et de la remise des clés. A San Francisco, des locataires ont été mis dehors par des propriétaires désireux de louer leurs appartements sur le site.
Boucler les fins de mois
Et à Genève? Il suffit de surfer quelques secondes sur Airbnb pour y dénicher un millier de logements. Sont-ils retirés d’un marché locatif déjà moribond?
Albert * propose son trois-pièces des Pâquis aux voyageurs à peu près tous les week-ends pour 90 francs par nuit. «Je le mets à disposition par absolue nécessité, dit-il. Je n’arrive pas à payer le loyer, il me manque un peu d’argent pour boucler le mois. Mais je ne le loue pas à n’importe qui. Je veux me sentir bien avec mes hôtes.» Le plus souvent, le Genevois s’absente, mais il lui arrive parfois de dormir dans son atelier.
Lire: Comment nous avons enquêté avec les données Airbnb
Laurent, lui, voyage beaucoup et met son appartement de la Vieille-Ville en location durant la moitié de l’année. Son logement est pris d’assaut. «C’est toujours plein, dit-il. La demande est énorme. Je passe mon temps à refuser du monde.» Laurent est locataire. Il dit payer un loyer de 2400 francs par mois et ne pas faire de bénéfice avec la sous-location. Il demande pour son appartement un peu plus de 100 francs par jour. «Ça me faisait mal au cœur qu’il soit inoccupé, dit-il. En plus, j’ai déjà été cambriolé et je sais qu’il y a plus de chance que cela se reproduise si le logement reste vide.»
Des sous-locations sauvages
Laurent et Albert sont des personnes sympathiques qui œuvrent dans l’esprit de l’économie de partage, mais ils souhaitent rester anonymes. Sur le site, ils utilisent des pseudonymes et parfois de fausses photos. Leur adresse exacte n’est dévoilée qu’aux voyageurs qui ont payé leur réservation. Et pour cause. Comme dans la grande majorité des cas, ils n’ont pas sollicité l’accord de leur régie. Cette dernière serait en droit de dénoncer leur bail. Elle peut même réclamer le profit empoché par le locataire. Car sous-louer un meublé pour une plus-value supérieure à 20% est considéré comme abusif.
Des armoires vides
On comprend qu’Alexandre ait refusé de répondre à toute demande d’interview, même anonyme. Il propose son trois-pièces situé dans le centre à 110 francs la nuit, ou 2800 francs par mois. Or l’immeuble entier appartient à une caisse de prévoyance. Alexandre ne semble jamais vivre dans son appartement, qui apparaît fort dépouillé sur les photos du site. Pour vérifier si le logement est occupé, on lui demande s’il est possible de le louer pour un mois ou deux au début de l’année prochaine. Pas de problème. Si une réservation se présente, il nous avertira. Y a-t-il de la place dans les armoires? «La totalité de l’appartement est pour les invités, donc oui l’armoire est vide et vous pouvez l’utiliser.» Voici donc un locataire qui semble intégralement sous-louer son appartement sur Airbnb. Et il n’est pas le seul.
Marco aussi consent volontiers à nous confier son studio en Vieille-Ville pour un mois ou deux; là également, les placards sont vides. Tout comme chez Jeanne, qui loue son quatre-pièces près des Bastions à plus de 4500 francs par mois. Celle qui se dit agente immobilière propose sur Airbnb deux autres appartements à l’étranger. Fabio loue neuf logements dans diverses parties de la ville. Un même lieu est parfois proposé sous forme de chambre et d’appartement entier. Marcia ou Hélène en proposent six, très coûteux.
Les 120 logements de Jasmina
Mais ce sont de petits joueurs à côté de Dimitri et ses 16 appartements, principalement regroupés près du Jet d’eau. Derrière ce parc immobilier apparaît Magnet Consulting SA. La société est mandatée par les multinationales de la place genevoise pour loger leurs expatriés à leur arrivée à Genève. «Nous louons les appartements quelques jours entre deux mandats pour qu’ils ne restent pas vides», nous explique un homme au téléphone. «Mais cela ne représente pas une grosse part de notre chiffre d’affaires et cela peut parfois poser problème, par exemple si un client doit prolonger son séjour. Il nous arrive de faire de l’ overbooking, mais nous relogeons les gens dans d’autres appartements.»
Mais la véritable reine d’Airbnb se prénomme Jasmina. Le site lui attribue 87 logements, dont 39 à Genève. En vérité, Jasmina Salihovic en gère 120. Elle a créé en 2013 un service analogue baptisé «Chambres d’amis». Aujourd’hui, elle travaille en tant qu’intermédiaire sur Airbnb «pour des gens qui ne maîtrisent pas bien l’informatique, qui ne parlent pas anglais ou qui ne sont pas suffisamment disponibles pour accueillir les visiteurs». Ses clients sont des agences de relocation comme Magnet Consulting et des particuliers. «Je paie des taxes de séjour et des impôts sur le revenu», annonce-t-elle en préambule. Grâce à son parc immobilier, Jasmina peut proposer des solutions personnalisées et parfois surprenantes. «Je peux par exemple loger tout un groupe de Coréens sur un étage entier dans un immeuble», dit-elle. Celle-ci dispose notamment d’une vingtaine de logements regroupés sur quelques rues, juste à côté du parc Bertrand.
«Les propriétaires préfèrent le court terme», explique Jasmina Salihovic. «Les voyageurs qui ne restent qu’une semaine ou deux ne se sentent pas suffisamment à l’aise pour laisser traîner leurs chaussures dans le couloir.» Et peuvent-ils gagner autant qu’en louant un appartement sur le marché locatif classique? «Bien sûr. Ils encaissent l’équivalent d’un mois de loyer en moins de deux semaines de location sur Airbnb. Et ils peuvent libérer leur appartement quand ils le désirent pour accueillir de la famille.»
Le court terme plébiscité
Maggie est un de ces petits propriétaires qui plébiscitent la location à court terme. Elle propose un vaste studio près de Plainpalais pour plus de 2500 francs par mois et apprécie cette formule qui lui permet de récupérer rapidement son local en cas de besoin. «Nous avons eu des locataires avec un bail commercial classique, mais il a fallu attendre trois ans plus un dédommagement financier important pour qu’ils partent. Vous comprenez pourquoi je préfère ce type de location…»
Même quand on est locataire, il peut être rentable de sous-louer son appartement. Quand sa fille est partie étudier à l’étranger, Anna a voulu lui garder son appartement. Elle l’a donc loué sur Airbnb durant un peu plus d’un an et demi. Elle a déclaré la location au propriétaire, et ses revenus aux impôts. Alors au chômage, elle avait le temps d’accueillir les voyageurs et de faire le ménage. «Les deux premiers mois ont été un peu difficiles, mais ensuite, j’ai eu un taux de remplissage de 60% d’avril à septembre, avec un mois plein», dit-elle. «Mon profit a été de 7400 francs sur l’année, mais il faut compter les heures de ménage et des investissements…» Anna louait un quatre-pièces à Saint-Jean, mais les biens les plus demandés sont les studios ou les trois-pièces en plein centre. Pour ces derniers, le taux de remplissage frôle les 100%. Il descend à 50% pour des logements un peu plus chers ou plus excentrés. Si le nombre d’appartements proposés a explosé sur la plateforme, la masse des voyageurs aussi.
Une rentabilité inédite
Des logements comme ceux d’Anna ou de Maggie auraient-ils accueilli des locataires classiques ou seraient-ils restés vides sans Airbnb? Impossible à dire évidemment. Maggie a proposé son logement sur d’autres plateformes, mais aucune location ne s’est concrétisée. Airbnb a rendu la sous-location plus facile et rentable.
C’est que le site est redoutablement efficace. Son outil de planification permet d’éviter les doublons, le système de commentaire fonctionne bien et il est d’une grande souplesse, ce qui permet aux propriétaires d’adresser facilement des offres spéciales, de moduler le prix du logement suivant les périodes ou de choisir les conditions d’annulation. Les hôtes ne paient qu’une taxe de 3%, tandis que les voyageurs paient en plus un montant de 6 à 12% sur le prix de la location. Des conseils sont prodigués pour mettre son bien en valeur, et des photographes professionnels sont envoyés gracieusement par Airbnb prendre de beaux clichés des logements. Une assurance rembourse les dégâts éventuels, mais les utilisateurs en déplorent peu, et une décoration de superhost est remise à ceux qui obtiennent les meilleures notes.
Quelle part des 1000 logements proposés par Airbnb à Genève sont véritablement habités? Difficile à dire, mais on peut estimer que c’est le cas d’au maximum la moitié d’entre eux. Hotelleriesuisse juge que les deux tiers des offres sont de nature commerciale. «Nous avons obtenu cette estimation en faisant quelques pointages sur les logements que propose Airbnb à Zurich», indique Thomas Allemann, membre de la direction d’hotelleriesuisse. Ce dernier ajoute que de plus en plus d’entreprises achètent des immeubles entiers pour les consacrer au logement à court terme. Evidemment, les hôteliers sont les premiers à avoir dénoncé le système Airbnb, qu’ils qualifient de concurrence déloyale.
Un phénomène de villes
La location d’appartements n’est pas nouvelle, elle était déjà courante dans les stations de sports d’hiver ou au bord de la mer, mais le rapide développement de l’offre dans les grandes villes et le succès des sites comme Airbnb lui donne un autre impact. Anna, elle, a rendu son appartement à sa fille et se retire avec soulagement du site. «Airbnb change d’image, dit-elle. Au début, il recensait des étudiants qui proposaient un matelas dans leur salon, mais aujourd’hui, on parle plus de business et d’appartements de luxe. Le site exerce de plus en plus de contrôle, aussi. On ne peut pas renvoyer un locataire indélicat ni même connaître l’e-mail des invités. Tout doit passer par le site.» Airbnb n’est plus le seul sur le marché et quand elle louait encore son appartement, Anna a été approchée par Wimdu, un concurrent. Housetrip et bien d’autres se sont également lancés sur ce juteux marché.
Pour lutter contre la confiscation du parc locatif et répondre aux préoccupations des hôteliers, les métropoles serrent la vis. Madrid a imposé un séjour minimum de cinq nuits dans ce type de logement, et a exigé l’inscription des hôtes dans un registre. Berlin également a demandé que les loueurs qui ne séjournent pas dans l’appartement obtiennent une licence. Quant à la ville de Paris, elle a décidé de soumettre le site à la taxe de séjour et envoie quelques enquêteurs vérifier que des appartements dédiés à la location ne sont pas accaparés par les touristes. New York et San Francisco, la ville natale d’Airbnb, ont également pris des mesures pour encadrer son activité. Un site a même été créé pour permettre aux propriétaires de traquer la sous-location de leur bien: Huntbnb. Le canton de Genève, en revanche, ne s’est pas penché sur le phénomène.
* Tous les prénoms sont fictifs.