Beefsteack d’ours, pêche à la serpe et glaces à la neige, Alexandre Dumas a fait un voyage étrange et mouvementé dans la Suisse du XIXe siècle. Du moins si l’on en croit ses Impressions de voyage en Suisse. En 1832, le jeune écrivain fuit Paris, l’épidémie de choléra, et la vindicte des royalistes qui veulent sa peau. Plus de dix ans avant de produire «Les Trois Mousquetaires» et «Le Comte de Monte-Christo», il court après la gloire qui se refuse encore à lui. Entre juillet et octobre, il trouve le temps de visiter tous les recoins du pays, survivant même aux tempêtes de neiges. Deux ans plus tard, les textes qu’il publie mélangent chroniques historiques, carnets de route et considérations ethnologiques, formant un mode d’emploi de la Suisse à l’usage des Français. Imprécis et mensonger.

Dans l’ancien hôpital de guerre où l’Etat a installé son école de culture générale, Alain Chardonnens se sent chez lui. Quelques mètre plus haut, les Fribourgeois brûlaient les sorcières jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les vieux murs de la bibliothèques ont l’odeur de l’histoire qu’il enseigne. L’accent broyard plus épais que le brouillard, il collectionne les anecdotes et il a les poches pleines de pépites. En 2010, il a prouvé que Barack Obama a un ancêtre suisse. A Ried bei Kerzers, il a déniché le certificat de naissance d’un aïeul maternel du président des Etats-Unis. Aujourd’hui il réédite les Impressions de voyage en Suisse, originalement parues sous forme de feuilleton. Depuis trois ans, Alain Chardonnens est tombé amoureux d’Alexandre Dumas, malgré les mensonges qui s’égrènent au fil de ses pages. Le lecteur apprécie et l’historien enquête : «Mon auteur préféré est un bonimenteur».

La méthode Dumas

La chronologie du voyage d’Alexandre Dumas suffit à montrer qu’il n’a pas eu le temps de se rendre sur tous les sites qu’il décrit pourtant dans le détail. Sur une seule journée rythmée par les cahots d’une calèche, il aurait quitté Lausanne, avant de visiter Moudon, Payerne, Morat et Fribourg, consacrant un chapitre à chacun des bourgs. En réalité, il se contente souvent de plagier la documentation du XIXe siècle, chroniques historiques et guide touristiques.

Dumas dans le texte, suivi de la relecture attentive d'Alain Chardonnens: cinq exemples. 


 1  La polémique du beefsteack d'ours valaisan

Alexandre Dumas:

«Mon hôte, debout derrière moi, suivait tous mes mouvements avec l'impatience bienveillante d'un homme qui se fait un bonheur de la surprise que l'on va éprouver. La mienne fut grande, je l'avoue. Cependant, je n'osai tout à coup manifester mon opinion, je craignais de m'être trompé ; je recoupai silencieusement un second morceau d'un volume double à peu près du premier, je lui fis prendre la même route avec les mêmes précautions, et, quand il fut avalé :
– Comment ! c'est de l'ours ? dis-je.
– De l'ours.
– Vraiment ?
– Parole d'honneur.
– Eh bien, c'est excellent.
– C'est, me dit-il, que l'animal auquel vous avez affaire était une fameuse bête.
J'approuvai d'un signe de tête.
– Pesant trois cent vingt !
– Beau poids !
Je ne perdais pas un coup de dent.
– Qu'on n'a pas eu sans peine, je vous en réponds.
– Je crois bien !
Je portai mon dernier morceau à ma bouche.
– Ce gaillard-là a mangé la moitié du chasseur qui l'a tué.
Le morceau me sortit de la bouche comme repoussé par un ressort.
– Que le diable vous emporte ! dis-je en me retournant de son côté, de faire de pareilles plaisanteries à un homme qui dîne !
– Je ne plaisante pas, monsieur, c'est vrai comme je vous le dis.
Je sentais mon estomac se retourner».

Alain Chardonnens:

«Ce chapitre a engendré une vive polémique dans les cercles intellectuels parisiens, et le jeune auteur a bénéficié d'une belle publicité. En 1834, le journaliste Georges Arandas s'est rendu à Martigny pour interroger le tenancier du restaurant, Valentin Morand. Ce dernier s'est plaint des moqueries dont il faisait l'objet depuis la publication du récit. Il a aussi nié catégoriquement avoir jamais servi de la viande d’ours, et précisé que le dernier plantigrade de la région avait été abattu trois ans avant le voyage d'Alexandre Dumas. Son chasseur vivait toujours, et personne ne se souvenait d'une collecte en faveur de la veuve, pourtant décrite dans l'ouvrage. Détail amusant, le nom cité dans le texte est celui du garde-forestier de la ville natale d'Alexandre Dumas. Dans «Une aventure d’amour», un roman publié en 1860, Dumas répliquait aux accusations de Valentin Morand : « Un aubergiste français eût payé au poids de l’or une réclame si merveilleusement réussie ; il eût pris pour enseigne «Au beefsteack d’ours», et il eût fait fortune».


 2  L'étrange technique de pêche à la serpe des Vaudois

Alexandre Dumas:

«Cette lanterne, avec son long tuyau, était destinée à explorer le fond du torrent, tandis que le haut du conduit, sortant de l'eau, laissait pénétrer dans l'intérieur du globe la quantité d'air suffisante à l'alimentation de la lumière. De cette manière, le lit de la rivière se trouvait éclairé circulairement d'une grande lueur trouble et blafarde qui allait s'affaiblissant au fur et à mesure qu'elle s'éloignait de son centre lumineux. Les truites qui se trouvaient dans le cercle qu'embrassait cette lueur ne tardaient pas à s'approcher du globe, comme font les papillons et les chauves-souris attirés par la lumière, se heurtant à la lanterne, et tournant tout alentour. Alors Maurice levait doucement la main gauche qui tenait le falot ; les étranges phalènes, fascinées par la lumière, la suivaient dans son mouvement d'ascension ; puis, dès que la truite paraissait à fleur d'eau, sa main droite, armée de la serpe, frappait le poisson à la tête, et toujours si adroitement, que, étourdi par la violence du coup, il tombait au fond de l'eau pour reparaître bientôt mort et sanglant et passer incontinent dans le sac suspendu au cou de Maurice comme une carnassière».

Alain Chardonnens:

«Deux ans après la publication du récit de voyage, le journaliste Georges Arandas s’entretient avec le tenancier d'une auberge de Bex, Benjamin Dürr. L'homme se souvient avoir servi du poisson à Alexandre Dumas, mais il ne connaît ni le fameux Maurice, ni son étrange technique de pêche. D'ailleurs, personne n'a jamais rapporté une pratique semblable dans la région de Bex. Dans son article qui paraît l’année suivante, le journaliste écrit que «la méthode infaillible de pêche à la serpe et à la lanterne est plus efficace dans l’esprit farceur du romancier que dans les gorges de l’Avençon».


 3  Au Grand-Saint-Bernard, une curieuse tempête de neige au mois d'août

Alexandre Dumas:

«Le froid devenait de plus en plus vif, et la neige tombait avec une prodigalité croissante; la nuit n'était éclairée que par un reflet mat et blanchâtre; le chemin se rétrécissait de plus en plus, et de place en place les quartiers de rochers l'obstruaient, tellement que nos mulets étaient forcés de l'abandonner et de prendre des petits sentiers sur le talus même du précipice dont nous ne pouvions mesurer la profondeur que par le bruit de la Drance qui roulait au fond; encore ce bruit, qui à chaque pas allait s'affaiblissant, nous prouvait-il que l'abîme devenait de plus en plus profond et escarpé. Nous jugions, par la neige que nous voyions amassée sur le chapeau et les vêtements de celui qui marchait devant nous, que nous devions, chacun pour notre part, en supporter une égale quantité.»

Alain Chardonnens:

«Les registres de l'hospice du Grand Saint Bernard indiquent que la météo du 26 août 1832 a été «clémente». Les «Impressions de voyage en Suisse» diffèrent régulièrement des archives à disposition des historiens, et Alexandre Dumas n'a sans doute jamais affronté de tempête de neige sur le chemin du col. L'aventure ajoute à l'intensité dramatique du récit. Pour le public, il était sans doute important qu'Alexandre Dumas soit sauvé par un saint-bernard».


 4  Les mythes qui hantent le château de Chillon

Alexandre Dumas:

«Chillon, ancienne prison d'Etat des ducs de Savoie, aujourd'hui arsenal du canton de Vaud, fut bâti en 1250. La captivité de Bonivard l'a tellement remplie de son souvenir, qu'on a oublié jusqu'au nom d'un prisonnier qui s'en échappa en 1798 d'une manière presque miraculeuse. Ce malheureux parvint à faire un trou dans le mur à l'aide d'un clou arraché à la semelle de ses souliers. Il lui fallut alors, à la force du poignet, briser une barre de fer qui fermait une meurtrière de trois ou quatre pouces de large; la trace des ses souliers, restée sur le talus de cette meurtrière, atteste que les efforts qu'il fut obligé de faire, dépassaient presque la puissance humaine. Bonivard, transporté à Chillon, y trouva une captivité affreuse. Lié par le milieu du corps à une chaîne, dont l'autre bout allait rejoindre un anneau de fer scellé dans un pilier, il resta ainsi six ans, n'ayant de liberté que la longueur de cette chaîne, tournant toujours comme une bête fauve à l'entour de son pilier, creusant le pavé avec sa marche forcément régulière, rongé par cette pensée que sa captivité ne servait peut-être en rien à l'affranchissement de son pays, et que Genève et lui étaient voués à des fers éternels. Depuis lors, la prison du martyr est devenue un temple, et son pilier, un autel. Tout ce qui a un cœur noble et amoureux de la liberté se détourne de sa route et vient prier là où il a souffert. On se fait conduire droit à la colonne où il a été si longtemps enchaîné ; on cherche sur sa surface granitique, où chacun veut inscrire un nom, les caractères qu'il a gravés; on se courbe vers la dalle creusée pour y trouver la trace de ses pas. Un soir, c'était en 1816, par une de celles belles nuits qu'on croirait que Dieu a faites pour la Suisse seule, une barque s'avança silencieusement, laissant derrière elle un sillage brillanté par les rayons brisés de la lune. Il en descendit un homme au teint pâle, aux yeux perçants, au front découvert et hautain. Il demanda à voir le cachot de Bonivard. Il y resta seul et longtemps, et, lorsqu'on rentra après lui dans le souterrain, on trouva, sur le pilier même auquel avait été enchaîné le martyr, un nouveau nom: BYRON».

Alain Chardonnens:

«La signature de Lord Byron se situe sur la troisième des sept colonnes du cachot dans lequel était emprisonné le patriote genevois François Bonivard. Alexandre Dumas affirme pourtant qu'il s'agit de la cinquième. L'erreur est d'autant plus étonnante qu'il décrit plusieurs fois les traces de pas qui encerclent le fameux pilier. On peut se demander pourquoi il n’a pas lui aussi inscrit son nom sur la colonne, comme le voulait l'usage qu'il commente. Malgré des archives bien documentées, les historiens ne retrouvent pas non plus la trace d’un prétendu prisonnier qui se serait évadé en 1798. Ni d'un autre, ce que raconte Dumas, qui aurait peint des fresques dans son cachot. Pourtant très précise, sa description du château de Chillon est une suite d'inventions et de mythes. Comme souvent, il ne s'est vraisemblablement jamais rendu sur les lieux, composant son récit sur la base des histoires collectionnées au hasard des rencontres et des discussions avec son guide».


 5  Comment Alexandre Dumas a traversé les murs des salines de Bex

Alexandre Dumas:

«Au bout de quatre mille pieds, à peu près, on arrive au filon de sel fossile. Là, le souterrain s'élargit, et l'on se trouve bientôt dans une immense cavité circulaire. Tout ce que les hommes ont pu arracher aux larges flancs de la montagne, ils l'ont fait : tant que la terre a conservé un principe salin, ils ont creusé avaricieusement pour arriver au bout. Aussi voit-on partout de nouvelles galeries commencées, puis abandonnées, qui ressemblent à des niches de saints ou à des cellules d'ermites. Il y a quelques chose de profondément triste dans cette pauvre carrière vide, comme une maison pillée dont on a laissé toutes les portes ouvertes. A quelques pas de là, un rayon de jour extérieur illumine une grande roue verticale de trente-six pieds de diamètre, mise en mouvement par un courant d'eau douce qui tombe du haut de la montagne».

Alain Chardonnens:

«Alexandre Dumas a bien visité les salines de Bex. Le registre des mines atteste de sa présence sur le site le 28 septembre 1832. Lui parle du 20 août. Pour aboutir à la gigantesque roue hydraulique, il détaille son parcours à travers des secteurs qui étaient pourtant condamnés depuis plusieurs années. Il commente longuement chaque échelle, mais omet de mentionner «le grand escalier», un passage obligatoire vers la roue. Creusé dans la roche, il aurait pourtant dû constituer la partie la plus impressionnante du parcours. Alexandre Dumas a sans doute visité un puits plus modeste, et n'est pas passé par l'itinéraire qu'il prétend avoir emprunté. Il n'a pas non plus aperçu la roue hydraulique qu'il tenait à décrire. Malgré tout, l’employé des mines qui lui a servi de guide a été licencié peu après la publication des Impressions de voyage en Suisse, pour avoir conduit l'écrivain dans des lieux trop dangereux».


Alexandre Dumas, Impressions de voyage en Suisse, (2 volumes) Paris, L'Harmattan, 2015