Sur les hauts de Lausanne, Alexandre Jollien est chez lui. Depuis quelques semaines, l’écrivain et philosophe a ses habitudes Chez Laurène, mi-épicerie de produits du terroir, mi-café. «J’y viens depuis deux mois seulement, car, avant, je pensais ne pas être capable de descendre les escaliers qui mènent à l’établissement», rigole-t-il début mars, lors de notre rencontre.

La commande est toujours la même: un chocolat froid. Son pêché mignon, qu’il déguste en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Une gourmandise en guise d’amuse-bouche avant d’évoquer la triste actualité, mais aussi sa nouvelle casquette d’acteur ou son coming out public, réalisé en juin 2021.

Le Temps: Après deux ans de pandémie, une guerre éclate en Europe… Comment allez-vous dans cette période difficile?

Alexandre Jollien: Hier, j’ai accompagné un ami en soins palliatifs – qui peut-être ne sera plus de ce monde à l’heure où l’article sera publié [l’entretien a eu lieu le 3 mars 2022, ndlr]. C’est radical pour remettre les pendules à l’heure et voir que cette échéance peut nous frapper tous. Ce qui me fait perdre le moral, plus que le covid, c’est la méchanceté. Je n’avais jamais fait le parallèle entre une pandémie et la guerre. A chaque fois, c’est le tragique de l’existence qui frappe à nos portes. La pandémie, on peut l’expliquer en long et en large, ça peut être un manque de chance ou que sais-je? La guerre comporte une dimension de cruauté bien pire, car c’est la volonté d’un seul homme. Et ce qui est insupportable, c’est que ça serait évitable. Sur tous les fronts, nous sommes appelés à la solidarité. Ces deux fléaux sont des défis adressés à chacun pour bâtir une société plus solidaire, plus internationale, plus généreuse.

Quels sont les conseils que vous donneriez aux gens pour éviter de sombrer dans l’angoisse et la peur?

Je n’ai pas de recette. Ce qui m’aide, c’est la pratique de la méditation, la marche, les amitiés dans le bien, comme on dit dans le zen. Et aussi le fait d’être bien entouré. Le défi, c’est de ne pas rester seul avec ses angoisses et ses soucis. Nous sommes dans une société hyperindividualiste et notre tâche, c’est de nous ouvrir aux autres.

Il y a une recette finalement…

Il s’agit plutôt d’un art de vivre, d’un rapport à l’autre, à soi, à la nature.

Que nous enseigne la philosophie de ces périodes de troubles?

Le concept de «passions tristes» se retrouve chez Spinoza et Descartes. Il nous enseigne que l’on peut être animé des émotions de jalousie, de comparaison, de tristesse, de haine, etc. Ce paquet de passions tristes nous pousse souvent à nous séparer des autres, à faire des guerres, à nous détester, mais aussi, parfois, à nous aimer, même si, quelques fois, c’est de manière toxique. A mes yeux, il y a deux grands chantiers: se libérer des passions tristes et bâtir une société éveillée. Ce sont deux axes très urgents à mettre en place. Il ne s’agit pas de philosopher dans son coin, mais de s’engager au cœur du monde, d’essayer de se donner aux autres.

N’y a-t-il pas une forme d’injonction à la positivité qui peut nous peser alors qu’objectivement, le monde enchaîne les crises (sanitaire, climat, guerres)?

Je n’aime pas le mot «positif» car il peut devenir une injonction, presque un déni de réalité. Face à un ami qui va vers la mort, par exemple, je me suis aperçu que l’on pouvait être vrai, sans positiver absolument, sans mentir. C’est d’ailleurs un indicateur. Quand sommes-nous dans le baratin? Le silence peut être le lieu de l’accueil. Et ce sont d’ailleurs de bons moments. On sait que c’est la fin. Cette échéance invite à une vérité qui demande que l’on dépose nos rôles.

Il vaut mieux être vrai que positif?

Exactement. Lorsqu’on traverse un échec ou une difficulté, quand l’autre banalise ou dénie notre souffrance, cela peut accroître notre blessure.

Vous avez évoqué le fait de bâtir une société plus solidaire. On a pourtant l’impression que c’est difficile d’être solidaire dans notre société actuelle, qui semble toujours plus divisée…

Effectivement. Il ne faut pas oublier que la solidarité réclame de l’ingéniosité. Il faut l’inventer. Le monde est solidaire. Pour le meilleur et pour le pire, un lien nous unit tous. Il y a une solidarité naturelle et le covid nous l’a bien montré. Il a suffi qu’un individu entre en contact avec un virus en Chine pour que la planète tout entière vacille. C’est l’interdépendance. Il y a aussi une solidarité qui permet d’être à l’écoute de l’autre. Lorsqu’un ami va mal, on l’épaule. C’est au cœur des êtres humains. Le défi, c’est de ne pas oublier que l’on est tous sur le même bateau.

La pandémie n’a-t-elle pas engendré quelque chose d’irrémédiable, avec une fracture au sein de la population, qui s’est polarisée…

La pandémie a peut-être révélé l’individualisme qui était déjà là. A mes yeux, ce dernier est bien pire que la pandémie. Il conduit au repli, à la tristesse, à une désolation et à coup sûr à l’insatisfaction…

Il y a l’actualité mondiale, mais il y a aussi la vôtre. En plus de votre casquette de philosophe, vous avez enfilé ces derniers mois celle d’acteur, pour le film «Presque», avec Bernard Campan. Comment avez-vous vécu cette aventure?

C’était super, mais éprouvant, parce que l’exposition a été encore plus grande que d’habitude. Exposition qui fragilise nécessairement. Aujourd’hui, j’aspire à une vie plus calme, plus tranquille.

Vous préférez être Alexandre Jollien le philosophe plutôt qu’Alexandre Jollien l’acteur?

Oui, largement.

A travers le personnage d’Igor, que vous interprétez dans le film, on vous retrouve beaucoup. Etait-ce un moyen pour vous d’extérioriser quelque chose?

Pas vraiment. Je ne pouvais pas me couper de ma vie et interpréter, par exemple, un danseur de claquettes. Si ce personnage est inspiré de ce que je vis physiquement, il y a tout de même de grandes différences. Igor est déraciné du lien avec l’autre. Quand je jouais ce rôle, je pensais aux personnes démunies qui n’ont aucun soutien. Cela m’a beaucoup inspiré.

Le film parle de la mort, pour mieux évoquer la vie. C’était l’objectif recherché?

La mort s’est imposée à nous. J’ai un ami croque-mort et ce métier nous a bouleversés. La mort est une grande question philosophique, notre horizon commun. C’était l’occasion de réfléchir sur ce qui nous rassemble et de voir ce qui est essentiel.

La mort, c’est une thématique à laquelle vous pensez souvent?

Oui, mais ça ne me fait pas peur. Chaque jour peut être le dernier, je peux claquer ou perdre un enfant. J’y pense tout le temps.

N’est-ce pas dramatique de penser ainsi?

C’est à double tranchant. L’exercice peut rendre pessimiste, mais nous apprendre aussi à nous émerveiller: je suis en vie, youpi! Ce n’est pas un dû.

Ce film a cartonné en Valais. Il s’agit là de la deuxième reconnaissance de votre canton d’origine, après le Prix culturel 2021 de l’Etat du Valais, que vous avez obtenu. Comment le ressentez-vous, vous qui avez eu une relation très tourmentée avec cette région, où vous avez été «séquestré», dites-vous, dans une institution spécialisée pour personnes en situation de handicap?

Je n’ai pas d’animosité particulière envers le Valais. Si j’avais passé mon enfance au Tessin, j’aurais aujourd’hui la même ambiguïté envers ce canton. Ce n’est pas propre à la région mais à ce que j’ai vécu là-bas: une expérience très précise, dans un lieu et une époque particuliers, qui reste un traumatisme.

Quelle particularité de ce canton gardez-vous dans votre cœur?

Je suis plutôt universaliste. Chaque canton est magnifique. C’est l’être humain qui compte plus que les caractéristiques régionales. On trouve partout des gens bienveillants et c’est très touchant.

L’été dernier, vous avez fait votre coming out sur les réseaux sociaux. Cela a-t-il été une délivrance pour vous?

Oui, mais, pour tout dire, je m’attendais à plus d’accueil et de soutien. Il n’y a pas eu de réactions négatives, mais pas non plus d’enthousiasme ni d’accueil inconditionnel. Je suis allé à la Geneva Pride, et j’ai été étonné de sentir une stigmatisation en tant que personne handicapée. Je rêve que toutes les minorités se rejoignent. Mon fils m’a dit un jour: «Fous-toi pas une étiquette de plus sur le dos, ce qui compte c’est qui nous sommes au-delà des étiquettes.»

Vous dites qu’aujourd’hui l’homosexualité est acceptée par toutes et tous, mais pas le handicap?

Absolument. Et le défi, c’est d’ouvrir les cœurs pour accéder à un amour inconditionnel pour que personne ne soit mis sur la touche.

Des minorités qui se sentent stigmatisées peuvent donc être stigmatisantes envers d’autres minorités?

Evidemment. Il faut sortir de toute caricature. J’ai un ami qui est Noir, homosexuel et handicapé. Il me dit souvent qu’il n’est accepté réellement nulle part. Le gros défi, c’est d’unir, de rassembler, de s’engager tous ensemble.

Vous êtes marié et avez 3 enfants. Accepter votre homosexualité a-t-il été difficile pour vous?

Non, et précisément grâce à ma famille. Le plus dur a été, peut-être, que certains ont cru que j’allais quitter femme et enfants pour refaire entièrement ma vie. Mais il ne s’agit pas du tout de cela. Aujourd’hui, je suis plus que jamais avec ma femme et mes enfants.

Que diriez-vous aux jeunes homosexuels qui, aujourd’hui encore, peuvent ressentir de la peur de s’accepter tels qu’ils sont?

Je dirais: chacun son rythme. Il n’y a pas d’obligation à faire son coming out rapidement. L’essentiel, c’est d’être soutenu, non pas parce que c’est une tare, mais parce que socialement il y a hélas encore des réactions. Il faut aussi savoir qu’il n’y a pas forcément un soulagement immédiat. On peut penser qu’une fois que c’est dit, tout change, que l’on sera délivré, qu’on accédera enfin à une vie meilleure. Or ce n’est pas toujours le cas. Il n’y a rien qui change véritablement au quotidien, la vie, le décor, l’extérieur restent les mêmes.

Depuis votre coming out, vous portez souvent des t-shirts ou des pulls arborant un arc-en-ciel – vous en avez d’ailleurs un lors de cet entretien. Avez-vous la volonté d’être le porte-drapeau d’une cause?

Quand on a caché une réalité pendant des années, on a peut-être la tendance d’en faire trop (rires). Mais ce pull ne se réduit pas à une cause. C’est aussi un amour inconditionnel et l’image d’un amour qui n’est pas borné, qui n’exclut personne. Ce n’est pas du militantisme et il ne faut pas virer dans une idéologie, du style «en dehors de l’homosexualité, point de salut…»

Vous avez l’impression qu’on tend un peu vers cela aujourd’hui?

Plusieurs personnes me l’ont dit. Même des enfants dans les cours d’école le disent, paraît-il.

Alors que les questions de sexualité et de genre se heurtent à des débats émotionnels toujours plus cristallisés, polarisés, comment la société peut-elle continuer à se parler, à s’écouter sur ces sujets?

Il est normal que des gens qui ont beaucoup souffert de la répression, de la stigmatisation puissent enfin s’exprimer. Le défi, c’est de nouer un dialogue avec tout le monde et d'accueillir la différence sans se sentir menacé, si l’autre pense différemment. Un travail sur soi, la méditation, sortir de l’individualisme, se rapprocher des autres, voilà plein de magnifiques défis qui nous attendent.

Vous portez en vous la notion de «différence», qu’on a voulu vous coller depuis toujours. Comment la percevez-vous?

Je n’aime pas le mot «différence», parce qu’il nous installe dans la comparaison. On est toujours différent par rapport à une norme, à des standards. On n’est pas considéré en soi. Pour partir à la découverte de l’autre, il faut décoller les étiquettes, savoir qu’on n’atteint jamais ce qu’il est lui-même et heureusement. Je préfère la notion de singularité. Chaque être humain est unique en tant que tel.

Aujourd’hui, Alexandre Jollien, vous êtes-vous trouvé vous-même?

Je ne suis pas sûr qu’il faille se trouver. Trouver quoi? Le zen nous dit qu’il n’y a pas de but, pas de pourquoi, qu’il ne faut pas saisir le monde ni fuir dans une quête, mais essayer de vivre dans l’instant présent.

Vous y arrivez?

Non (rires). Mais nous ne sommes pas appelés à y arriver, c’est le chemin qui compte, pas le résultat.

Si l’on doit se projeter dans l’avenir, où vous voyez-vous dans cinq ou dix ans?

Je n’arrive pas à me projeter si loin.

Et le monde, quel sera-t-il?

Pour le coup, je suis optimiste. Je pense qu’il y aura une prise de conscience, qu’on va expérimenter les bienfaits de la solidarité qui sauve. On ne peut plus continuer ainsi. On voit clairement que l’on risque de toucher le fond. Il n’est plus temps de se voiler la face en niant le tragique de l’existence.

Questionnaire de Proust

Votre endroit secret pour vous ressourcer?

Chaque jour, j’essaie de descendre au bord du lac, en passant par l’Hermitage. C’est très apaisant.

Un philosophe que vous ne comprendrez jamais?

Tous. Je ne prétends pas comprendre toute une œuvre, mais chaque page m’inspire.

Votre principal défaut?

L’impatience et l’anxiété.

Votre film fétiche?

Le Nom de la rose.

La gourmandise qui vous fait vous lever la nuit?

Le chocolat froid.

Votre dernier rêve?

Je ne m’en souviens plus. Je dois me censurer inconsciemment, parce que j’oublie tout.

Votre mot favori?

«Papa». Quand mes enfants me disent «papa», je suis à chaque fois touché, émerveillé et étonné.

La chanson qui vous parle le plus?

Foule sentimentale d’Alain Souchon.

Profil

1975 Naissance à Sierre.

1979-1996 Scolarité à Sierre à l’Institut Notre-Dame de Lourdes.

1998 Obtient une licence en lettres, spécialisée en philosophie et sciences des religions, à l’Université de Fribourg.

1999 Publication de son premier livre «Eloge de la faiblesse», ouvrage couronné par l’Académie française.

2004 Epouse Corine. Ils auront trois enfants: Victorine, Augustin et Céleste.

2013 Toute la famille se rend à Séoul pour approfondir les liens entre l’Evangile et le zen à l’école d’un maître.

2022 Il publie «Cahiers d’insouciance» et réalise le film «Presque» avec son meilleur ami Bernard Campan.