Le 14 juin 1981, le principe de l’égalité entre hommes et femmes est inscrit dans la Constitution. Dix ans plus tard, jour pour jour, la première grève des femmes réclame son application, et la loi sur l’égalité entre en vigueur en 1996. «Le Temps» revient sur cette révolution lente

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Pour les élus, particulièrement pour les femmes, le discours de haine est devenu d’une dramatique banalité. «La peur est mauvaise conseillère. J’ai dû apprendre à prendre du recul et à vivre avec», confie Christa Markwalder (PLR/BE) en sortant son téléphone portable. Pro-européenne convaincue, elle a participé le 1er juin dernier à l’émission Der Klub de la télévision alémanique après l’abandon de l’accord-cadre avec l’UE pour lequel elle s’est beaucoup engagée. Quelques heures plus tard, elle a dû faire face à une marée de courriels et de commentaires sur les réseaux sociaux. La première moitié de leurs auteurs la félicitent de son courage. Mais les autres la couvrent d’injures, voire de menaces: selon eux, elle n’est qu’une «traîtresse à la patrie qui n’a qu’à quitter le pays si elle n’est pas contente».

La violence digitale fait désormais partie du quotidien des femmes qui s’exposent sur tous les plans de la vie publique. Depuis cette année, Alliance F, l’association faîtière des organisations féminines, passe à l’offensive en y opposant un «contre-discours» par le biais de son projet Stop Hate Speech. Déjà opérationnel en Suisse alémanique, il démarrera cet été aussi en Suisse romande, où il est piloté par Morgane Bonvallat, une Genevoise de 28 ans titulaire d’un master en lettres et en histoire.

Bot Dog, le chien sniffeur

Selon l’article 261bis du Code pénal, est punissable quiconque incite publiquement à la haine et à la discrimination envers une ou des personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique, religieuse ou de leur orientation sexuelle. «Mais il subsiste une importante zone grise. Ce sont les propos qui ne tombent pas sous le coup de l’illégalité, mais qui n’en restent pas moins inacceptables», déclare Morgane Bonvallat.

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Alliance F compte désormais sur la société civile pour combattre le discours de haine. Depuis le début de l’année, elle a lancé une plateforme sur laquelle veille une communauté d’internautes, qui sont déjà 1300 outre-Sarine. En tablant sur l’être humain secondé par l’intelligence artificielle, elle a développé un algorithme digital: il s’agit d’une sorte de chien sniffeur appelé Bot Dog, qui alerte cette communauté dès qu’il signale des articles recelant potentiellement des commentaires discriminatoires.

«Notre but est d’encourager la société civile à se sentir responsable d’un climat convivial et bienveillant sur les réseaux sociaux, en en faisant un espace d’expression dénué de haine tout en conservant un débat ouvert», souligne Morgane Bonvallat. Formés lors d’ateliers, les internautes sont incités à riposter par diverses stratégies. «L’une de celles qui fonctionnent le mieux est l’empathie, mais, ponctuellement, l’humour peut aussi être une arme efficace pour désamorcer la haine», relève-t-elle. Toute escalade dans la violence est exclue d’emblée. L’idée est de s’adresser plus aux lectrices et lecteurs silencieux qu’aux harceleurs. L’expérience montre que dès que la communauté réagit en les mettant en minorité, ceux-ci n’insistent pas.

Dans ce projet devisé à environ 1 million de francs, Alliance F collabore avec l’EPF de Zurich. Celle-ci est chargée d’analyser l’impact des stratégies utilisées pour civiliser le débat sur les réseaux sociaux. «Nous ne connaissons pas encore la meilleure d’entre elles», dit encore Morgane Bonvallat.

Sous la coupole fédérale, les services du parlement se sont aussi emparés du sujet. A la suite de l’affaire de harcèlement qui avait coûté sa place au politicien valaisan Yannick Buttet en 2017, ils avaient mis, à disposition des élues, une cellule d’accueil qui n’a cependant jamais été sollicitée. En septembre dernier, ils ont organisé un séminaire pour réorienter les besoins, auquel a participé Jolanda Spiess-Hegglin.

De nouvelles lignes rouges

Cette ancienne politicienne zougoise du groupe des Vert·e·s, impliquée dans une affaire de relation sexuelle qu’elle estimait non consentie et qui a fini par être classée par la justice, n’a cessé d’être diffamée depuis. En 2016, elle a créé l’association NetzCourage, qui vient en aide aux victimes de commentaires diffamatoires en dénonçant si nécessaire leurs agresseurs à la justice. L’an dernier, elle a accompagné près d’une trentaine d’élues fédérales qui l’ont contactée. «Notre but est de réagir par un soutien adéquat, à la fois juridique et psychologique. Il faut éviter que les victimes ne se laissent intimider et quittent les réseaux sociaux», souligne-t-elle. Dans un premier temps, NetzCourage recherche les auteurs des propos haineux et tente d’entrer en contact avec eux. «Un entretien ou un contact téléphonique est beaucoup plus efficace qu’une plainte», affirme Jolanda Spiess-Hegglin.

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Au parlement, rares sont les femmes qui sont épargnées par le discours de haine. Après le mouvement #MeToo, elles sont de plus en plus nombreuses à se défendre. «Je constate un changement de génération», note Ada Marra (PS/VD). Grande avocate d’une politique migratoire plus ouverte et solidaire, celle-ci avait déroulé le florilège d’injures reçues à la tribune du Conseil national en mars 2019. «Je viens d’une époque où nous, les politiciennes, considérions que la rudesse du débat faisait partie du jeu politique. Je n’ai jamais porté plainte, mais je pense que cela a été une erreur de laisser pourrir la situation.»

La nouvelle génération de femmes, à l’image de Léonore Porchet (Les Vert·e·s/VD), a fixé des lignes rouges sur lesquelles elle ne transige pas: «Personnellement, je ne laisse rien passer», déclare-t-elle. Elle transmet systématiquement les insultes et les menaces qui sont illégales au Ministère public de la Confédération. L’an passé, elle a aussi déposé plainte contre un harceleur sexuel, avec le désagréable sentiment de n’avoir été prise au sérieux par la police que lorsqu’elle a décliné son statut de conseillère nationale. «Il manque une norme pénale contre le harcèlement», déplore-t-elle.

Toutes les élues saluent la démarche d’Alliance F. «Celui qui insulte évolue dans sa bulle, persuadé d’avoir raison. Créer du lien pour ré-humaniser le dialogue entre internautes est dès lors très positif», se réjouit Ada Marra.