«Als wir in Birkenau ankamen… Quand nous sommes arrivés à Birkenau, il y avait là une cuisine qui devait servir pour 15 000 personnes, et trois maisons, dont une en cours de construction. […] Les conditions dans lesquelles nous devions travailler étaient les pires que l’on puisse imaginer […]. Trente à trente-cinq personnes de notre équipe mouraient chaque jour.»

Ces lignes sont extraites du témoignage livré aux autorités suisses, au début de 1944, par deux juifs tchèques échappés par miracle du camp d’Auschwitz-Birkenau. Le tatouage d’un numéro, les conditions de vie inhumaines, la «Selektion» – chaque semaine les lundis et jeudis, précisent les témoins –, le gazage, la crémation des corps, toute l’horreur des camps de la mort y est minutieusement décrite.

Ce document fait partie d’un lot tiré des Archives fédérales et mis en ligne la semaine dernière sur le site des Documents diplomatiques suisses (dodis.ch/fr ) à l’occasion de la commémoration de l’arrivée des troupes américaines à Ausch­witz le 27 janvier 1945. En 2005, l’Assemblée générale de l’ONU avait déclaré le 27 janvier Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste.

Le lot d’archives mises à la disposition du public rappelle que les autorités suisses ont reçu très tôt des informations précises sur les persécutions dont les juifs étaient l’objet.

Du point de vue historiographique, les documents ne contiennent pas de révélations, précise l’historien Marc Perrenoud, collaborateur des Documents diplomatiques suisses et ancien conseiller scientifique de la Commission Bergier. «Dès la fin de 1941, des informations faisant état de massacres systématiques sont parvenues en Suisse par différents canaux», notait déjà le rapport final de la Commission indépendante d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale, publié il y a dix ans, en 20021.

Franz-Rudolf von Weiss fut parmi les tout premiers à lancer des signaux d’alerte. Consul de Suisse à Cologne, il rend compte en novembre 1941 à son ministère de tutelle, le Département politique fédéral, des déportations qui s’organisent. Il y évoque par exemple le départ forcé d’un millier de juifs vers Minsk, et de la panique qui s’empare de la population concernée.

La figure de Franz-Rudolf von Weiss et le rôle qu’il a joué sont connus des historiens. En Allemagne, un livre2 a retracé le rôle exemplaire de cet Alémanique qui a grandi à La Tour-de-Peilz, et qui, en poste dans l’Allemagne hitlérienne, n’aura de cesse de se démarquer de l’attitude, pour le moins accommodante à l’égard des maîtres du IIIe Reich, de l’ambassadeur de Suisse à Berlin, Hans Frölicher.

Le 14 mai 1942, von Weiss s’adresse, en français, au colonel brigadier Roger Masson, chef des renseignements militaires suisses. «Mon colonel, lui écrit-il à la main, je me permets de vous faire parvenir ci-joint, à titre strictement confidentiel, quelques photographies prises sur le front russe.» A la fin de ce bref billet, la formule de politesse surprend, comme si son auteur avait dû la rédiger dans la précipitation, voire la crainte: «Très à la hâte, votre respectueusement dévoué von Weiss».

Les images expédiées aux services secrets suisses par le consul à Cologne sont difficilement soutenables. L’une montre des Polonais exécutés par pendaison. Les autres préfigurent celles, plus tardives, des camps d’extermination. Elles montrent des monceaux de cadavres de déportés juifs qui ont péri asphyxiés durant leur transport dans des wagons de marchandises. Les corps ont été extraits et sont empilés devant le convoi; ils commencent à être évacués sur une charrette. Sur l’un des clichés, la tête renversée d’un cadavre s’est figée dans une expression d’effroi.

A ce moment, au printemps 1942, les services de renseignement de l’armée, à Berne, sont déjà en possession du témoignage d’un officier de la Wehrmacht, dénommé Stättner, qui a déserté et qui a trouvé refuge en Suisse au tout début de 1942. Il a participé aux combats sur le front de l’Est dès le déclenchement de l’attaque allemande contre l’URSS, le 22 juin 1941. Interrogé par les militaires suisses, il leur a donné toutes sortes d’informations sur les forces et l’armement tant des Allemands que des Soviétiques. Long de près de cent pages dactylographiées, son témoignage n’aborde que sur trois pages les exactions commises sur la population juive, qu’il attribue aux troupes spéciales du Sicherheitsdienst (SD) exclusivement et non à la Wehrmacht.

Stättner fait état de massacres en masse de la population juive. Ses informations sont d’une précision hallucinante. Il va jusqu’à faire un croquis des méthodes de ce que l’histoire nommera, beaucoup plus tard, la «Shoah par balles». Il rapporte aux Suisses avoir entendu dire que 120 000 victimes ont été exécutées à Kiev, en Ukraine. Il assiste personnellement à la liquidation de 300 hommes, femmes et enfants. A Zhitomir, il a vu des groupes de 15 à 25 malheureux contraints à creuser une fosse de 2 mètres de large, 3 mètres de long et autant de profondeur, puis obligés de s’agenouiller sur le bord pour être abattus par des soldats placés une dizaine de mètres derrière eux. De la sorte, les corps basculaient d’eux-mêmes au fond du trou.

Dans une autre ville, à Poltawa, il voit un officier du SD jeter un enfant de trois mois vivant dans la fosse et le tuer d’un coup de pistolet. De semblables scènes, observe le témoin, ont fait une impression «macabre» sur les hommes des troupes régulières de la Wehrmacht, qui ont fini par se voir interdire d’y assister.

Stättner est Autrichien, catholique, né à Vienne en 1916. Avant de participer à l’offensive allemande contre l’URSS, il s’est battu en Espagne aux côtés des franquistes dans la Légion Condor. Mais lors de sa permission à Vienne en décembre 1941, il apprend qu’il fait l’objet d’une procédure pour «démoralisation des forces combattantes par un discours défaitiste». Il se souvient avoir conversé une fois avec un autre officier, et s’être interrogé sur les possibilités de tenir le front pendant l’hiver russe. Il aura vraisemblablement été dénoncé. Il perd alors toute confiance dans le régime.

Tout cela, on l’apprend en lisant le procès-verbal de son interrogatoire. Pas plus que les autres messages qui leur parvenaient, celui-ci n’aura sensibilisé outre mesure les autorités suisses à la tragédie qui se déroule dans les pays occupés par les Allemands. En octobre 1943, le conseiller fédéral Marcel Pilet-Golaz, chargé des Affaires étrangères, rend compte de l’entrevue qu’il a eue avec le chargé d’affaires de Pologne, le ministre Aleksander Lados, qui a couvert la confection de faux passeports pour sauver des vies. Le Vaudois parle, lui, de «notre désir de nous débarrasser de ces gens».

1. «La Suisse, le national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale», Pendo Verlag 2002, p. 109.

2. Markus Schmitz/Bernd Haunfelder: «Humanität und Diplomatie. Die Schweiz in Köln 1940-1949», Aschendorff Verlag, Münster 2001.