élections fédérales
L’écart entre le profil socio-économique des élus et la réalité vécue par la majorité de la population est préoccupant, estime le politologue Andrea Pilotti

Les Suisses élisent dans une semaine leur nouveau parlement. A la veille du scrutin, ce sont les couleurs politiques de la future assemblée qui focalisent l’attention. Mais la composition socio-économique des Chambres, plus masculine, plus âgée, mieux formée et plus riche que la moyenne de la population peut-elle changer? Questions à Andrea Pilotti, responsable de recherche et chargé de cours à l’Institut d’études politiques de l’Université de Lausanne. Membre de l’Observatoire des élites suisses, ce politologue d’origine tessinoise centre son travail sur le profil et le parcours des élus, dans une perspective historique.
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Le Temps: Les sondages prédisent un nouveau parlement plus vert et un peu moins droitier. Mais sur le plan sociologique sera-t-il différent?
Andrea Pilotti: Le parlement suisse est connu comme l’un des plus stables de ce point de vue, même s’il se diversifie un peu depuis vingt ans. Je ne m’attends pas à un bouleversement de sa représentativité socioprofessionnelle. La majorité des élus ont une formation universitaire, ce qui n’est pas le cas pour 70% de la population. On trouve dans l’hémicycle une grande majorité d’indépendants et 15% seulement de salariés, alors que c’est l’inverse dans la société.
Jusqu’à quel point un parlement doit-il être représentatif de la population?
La représentativité parfaite relève de l’utopie. Le parlement ne peut être qu’un miroir déformé de la société. Le travail parlementaire s’est sensiblement alourdi, il traite de dossiers complexes et techniques face auxquels les profils universitaires paraissent les mieux adaptés. Longtemps, le Parti socialiste s’est distingué des autres en faisant élire des postiers, des cheminots, des petits salariés. Ce n’est plus le cas depuis les années 1980-1990. Il est même devenu celui qui présente le plus fort taux d’universitaires.
Cette déformation du miroir est-elle réversible?
Elle est en partie inévitable, quasiment physiologique. Ce qui m’inquiète, c’est que l’écart a pris trop d’ampleur. Car la pluralité des voix en souffre. Plus d’élus et d’élues liés aux soins infirmiers apporteraient un autre point de vue quand on traite de politique de la santé. Davantage de petits salariés donneraient une autre sensibilité sur les aléas du marché du travail.
Que faire?
Les partis devraient encourager plus activement cette diversification, ainsi que les employeurs. La difficulté de concilier politique et travail est centrale. Je crois que beaucoup de candidats potentiels s’autocensurent au lieu de se lancer face aux difficultés qu’ils pressentent. Il y a quelques années, une campagne d’Economiesuisse invitait les entreprises à laisser à leurs employés le temps de faire de la politique. Ce qui s’était alors limité aux cadres devrait être généralisé et pourrait inspirer aussi la fonction publique. Mais il n’y a pas de solution miracle: le PSS a beau veiller à ce que les milieux populaires soient représentés sur ses listes, ses électeurs privilégient les profils de formation supérieure et les cadres du secteur public. Il faut casser l’association récurrente selon laquelle la compétence n’est liée qu’au niveau universitaire!
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Voyez-vous un lien entre cette représentativité insuffisante et les critiques qui s’élèvent périodiquement contre les élites?
Il existe probablement. Selon les études disponibles, les abstentionnistes ont souvent dans leur profil un niveau de formation assez bas, peu de tâches à responsabilité dans leur travail et un revenu inférieur à la moyenne. C’est cet électorat qui se mobilise le moins.
On parle de parlement de milice, tout en sachant qu’il s’agit largement d’une fiction. Combien d’élus actuels sont-ils encore d’authentiques miliciens?
Le parlementaire de milice, selon le critère communément admis, consacre à ses activités d’élu un tiers au maximum de son temps de travail. Il s’agit désormais d’une figure disparue! La plupart consacrent aux séances parlementaires et aux activités liées (préparation, vie du parti, présence dans les médias) entre 50 et 60% de leur temps au moins. Il est donc plus juste de parler de parlement semi-professionnel. Mais cette réalité ne plaît pas à tout le monde. Certains élus continuent de s’afficher comme parlementaires de milice, même s’ils ne le sont plus réellement, car ce terme a une connotation identitaire qui peut flatter leurs électeurs. En conservant officiellement un parlement non professionnel, la Suisse constitue une exception parmi les pays démocratiques.
Nombre d’élus gagnent leur vie avec leurs indemnités. Assez bien?
La part fixe de leur rétribution est d’environ 60 000 francs. Ce qui est bas, voire très bas, en comparaison avec des pays de taille similaire, où la part fixe est de 1,5 à 2 fois supérieure. Avec la part variable liée aux différentes indemnités, le salaire annuel moyen tourne néanmoins autour de 110 000 francs. Certains vivent mieux qu’avant, d’autres, surtout parmi les indépendants, disent qu’ils y perdent, même si la fonction leur fait gagner un capital de prestige et d’influence important pour leur réseau.
Une particularité du parlement suisse est que les élus sont eux-mêmes des lobbyistes, en raison des intérêts particuliers qu’ils représentent souvent…
Pour moi, le problème principal est la faible transparence des rémunérations. Il a fallu beaucoup de temps pour instaurer, facultativement d’abord, le registre des intérêts aujourd’hui obligatoire. Mais la liste des conseils d’administration ou des postes de direction ne dit pas encore combien ces activités rapportent. On peine même à établir des fourchettes, alors que dans certains pays le député qui se fait offrir un café doit le signaler.
Le parlement est un peu en sandwich entre le Conseil fédéral et la démocratie directe, très active ces dernières années. Diriez-vous qu’il est plus fort aujourd’hui que par le passé?
Oui, clairement. Bien sûr, la Constitution de 1848 le désigne déjà comme «autorité suprême de la Confédération», mais je dirais que durant près d’un siècle et demi, il n’a pas été vraiment en mesure de jouer ce rôle. Faute de moyens et de compétences, il s’apparentait à une chambre d’enregistrement, alors que le Conseil fédéral était plus puissant et que la phase pré-parlementaire jouait un plus grand rôle qu’aujourd’hui dans l’élaboration des lois. Le développement d’un nouveau système de commissions permanentes, à la fin du siècle passé, et la nouvelle loi de 2002 sur le parlement, qui a renforcé ses attributions d’initiative et de surveillance, ont marqué un tournant. Ce n’est pas pour rien qu’il est devenu un plus grand objet de convoitise pour les lobbys!
Les parlementaires d’aujourd’hui en ont-ils gagné en prestige par rapport à leurs devanciers?
Il y a eu un changement de perception. Aujourd’hui, le statut des élus est moins lié à leur notabilité qu’à leur maîtrise de tel ou tel dossier. C’est un effet de la spécialisation du parlement.
On recense cette année un nombre record de candidats. Qu’est-ce que cela signifie?
Toujours plus de candidats et de listes, c’est une tendance constatée depuis une vingtaine d’années. Le contexte partisan a évolué, avec une plus grande pluralité des acteurs politiques et l’apparition de listes thématiques (jeunes, femmes, etc.). Mais j’aime aussi croire que cette évolution est liée justement à la reconnaissance du parlement comme un lieu de pouvoir à investir. Même si cette vision est peut-être un peu romantique.