Mouvements sociaux
En Suisse, les manifestations contre les mesures anti-covid attirent toujours plus de participants mais sont de moins en moins tolérées

Ils se nomment eux-mêmes «Querdenker» en allemand, terme que l’on peut traduire par «anticonformistes». Leurs rangs grossissent de mois en mois. D’une cinquantaine de personnes le 7 novembre à Zurich, les opposants aux mesures de restrictions anti-covid ont rassemblé, selon leurs décomptes, quelque 3600 personnes en Argovie en février, environ 6000 dans les Grisons début mars et plus de 8000 à Liestal le 20 mars. Mais l’horizon des contestataires se rétrécit, alors que de moins en moins de communes acceptent de les voir défiler sur leur territoire.
Phénomène surtout alémanique, il commence à toucher la Suisse romande: samedi dernier à Sion, quelque 200 personnes sont descendues sur la place publique pour exprimer leur mécontentement envers les mesures sanitaires, lors d’une manifestation autorisée. Qui sont ces individus qui, en Suisse, battent le pavé contre les restrictions? Sont-ils prêts à mener des actions plus radicales?
Mises en scène
Les derniers rassemblements ont attiré une nébuleuse d’organisations, la plupart créées dans le contexte de la pandémie et basées en Suisse alémanique. «Nous ne protestons pas contre quelque chose, mais pour le respect des droits humains», affirme, grandiloquent, Richard Lüthi, porte-parole de Stiller Protest. L’association créée en décembre dernier compte 400 membres, dit-il. Elle veut faire parler d’elle, sans excès: «Nous ne faisons pas de casse, nous ne laissons pas de saleté derrière nous. Nous sommes calmes. Nous n’avons rien à voir avec les extrémistes», souligne-t-il.
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Stiller Protest se distingue par ses mises en scène caricaturant le discours hygiéniste des autorités: ses membres défilent dans des combinaisons de protection blanches, visage recouvert de masques blancs. Leur pendant romand, les «Bonhommes blancs» étaient à Sion samedi dernier. Une forme, aussi, de détournement de l’imposition du masque hygiénique.
Pour se faire entendre, ce groupe mise avant tout sur les manifestations de rue. Un exercice de plus en plus difficile. En début de semaine, l’organisation essuyait un nouveau refus, à Rapperswil. La commune saint-galloise a motivé son interdiction par la courbe croissante des contaminations et le fait que les précédentes manifestations ont montré qu’il était difficile d’appliquer les mesures sanitaires.
Riposte judiciaire
Après Altdorf, c’est le deuxième revers depuis le début du mois de mars pour les «Querdenker», qui ont depuis longtemps rayé Zurich ou Berne de leur liste: «Trop de policiers.» Le mouvement s’est attaché l’aide de plusieurs avocats et riposte via des recours. Ses plaintes visent aussi plusieurs «médias mainstream» qu’il accuse de faillir à leur devoir de recherche de la vérité. Mais Stiller Protest affirme ne pas vouloir manifester de façon illégale.
Idem du côté de «Mass-voll!», dernière venue sur la scène des contestataires. L’organisation veut incarner l’élargissement du mouvement de protestation contre les mesures anti-covid et montre un visage pragmatique. Elle a été créée par des étudiants de Lucerne au début du second confinement: «Nous ne pouvions pas accepter de nouvelles restrictions», explique Carla Wicki, 24 ans, étudiante en droit à l’Université de Zurich, cofondatrice. La jeune femme avance qu’il y a beaucoup plus de gens qui souffrent des décisions des autorités que du covid lui-même. «Le virus est bien là. Mais les mesures sanitaires ne fonctionnent pas et causent plus de mal que la pandémie», dit-elle.
Isolement, manque d’échanges entre pairs ou encore incertitudes quant à l’avenir: «Les jeunes paient le plus lourd tribut à la crise alors qu’ils représentent la population la moins touchée dans sa santé. Mais on ne les écoute pas.» Le ton est plus offensif dans les discours tenus pendant les manifestations, dont les vidéos circulent sur Telegram, principal canal de communication de l’organisation, avec près de 4000 abonnés: «La politique casse une génération entière.» «Les mesures inhumaines détruisent notre avenir.» «Levez-vous, protestez, battez-vous pour votre liberté!» scande le cofondateur Nicolas Rimoldi, aussi membre du PLR.
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«Mass-voll!» réclame la fin immédiate des mesures anti-covid, mais aussi la création d’une commission d’enquête publique pour examiner les décisions politiques liées à la pandémie, ou encore des réparations pour les dommages causés par les restrictions. Carla Wicki l’assure: il n’y a pas de place pour des théories du complot. «Nous avons dix administrateurs qui se relaient pour modérer notre chat en permanence.»
Etude sociologique
«Mass-voll!» maîtrise la communication. Mais son discours ne se distingue pas des autres organisations de contestation des mesures. «J’y vois davantage un signe de professionnalisation du mouvement que son élargissement», souligne Robert Schäfer, coauteur d’une étude sur le mouvement de protestation contre les mesures anti-covid.
Avec deux autres sociologues de l’Université de Bâle, il a exploré les manifestations en Suisse, en Allemagne et en Autriche, mêlant sondages et observations ethnographiques. En tout, les sociologues ont récolté 1150 questionnaires. «Notre étude n’est pas statistiquement représentative», met en garde Nadine Frei, coauteure. Elle permet tout de même de dresser le profil des opposants aux mesures: plus âgés et plus éduqués que la population moyenne suisse.
Hétérogène sur le plan politique, le mouvement compte beaucoup d’indépendants (25%). Il est «bien enraciné à gauche, mais glisse nettement vers la droite depuis la pandémie», estiment encore les sociologues. Autre point commun des contestataires: la tendance, pour près de la moitié d’entre eux, à adhérer aux théories complotistes. Une défiance marquée envers les médias. Et la forte présence d’anti-vaccins, d’adeptes de médecine alternative ou de personnes inscrites dans le mouvement anthroposophe. D’où, peut-être, la prédominance des manifestations dans l’espace germanophone, où le mouvement spirituel de Rudolf Steiner est bien implanté. «La composante anthroposophe se retrouve dans la critique, très présente en Allemagne, de la société rationnelle, moderne et de la médecine traditionnelle», souligne Robert Schäfer.
Potentiel de radicalisation
Les chercheurs relèvent enfin «un potentiel immanent considérable de radicalisation». «En Suisse, la radicalité est surtout verbale», précisent-ils. L’obligation de porter le masque est décrite comme de la «torture d’enfants». On parle de «dictature» ou de violations de droits de l’homme, des termes forts. Les altercations rapportées sont sans commune mesure avec les débordements observés en Allemagne, où des extrémistes de droite se greffent aux manifestations. «La Suisse reste préservée car la culture politique y est plus modérée», relève Robert Schäfer. «Et les groupes néonazis sont moins organisés», renchérit Nadine Frei.
Mais le recours à la violence n’est pas exclu. La radicalisation d’une partie des contestataires apparaît dans certains chats Telegram, où le ton monte et où appels à des actions-chocs côtoient propos antisémites et théories complotistes, comme le soulevait le SonntagsBlick. En parallèle, un appel à sortir dans la rue «pour se promener» pacifiquement samedi de Pâques circule dans les groupes, en guise de contournement des interdictions de rassemblement. Sera-t-il suivi?