La crise mondiale du Covid-19 va-t-elle changer la pratique politique, l’économie, la société, la culture? Nous consacrons une série de près de 30 articles à ce sujet, durant plusieurs jours sur notre site, et dans un numéro spécial le samedi 13 juin.

Retrouvez, au fur et à mesure, les articles dans ce dossier.

Après cette crise extraordinaire, faut-il redessiner, repenser la Suisse? Doit-elle être plus centraliste, plus fédéraliste? Le système politique ne connaîtra pas de chamboulement, mais il évoluera. Pistes de réflexion avec les regards très différents des politologues François Cherix et Bernard Voutat, ainsi que des «agitateurs d’idées» Maria Isabelle Wieser et Jérôme Cosandey.

Le retour du politique

Le Covid-19 a marqué le retour du politique. «La revanche du politique», préfère Bernard Voutat, professeur de sciences politiques à l’Université de Lausanne: «L’économie a été mise de côté pour sauver des vies.» Non, «l’économie n’a jamais disparu, elle a permis de trouver des solutions et entre la santé et l’économie, il y a eu réconciliation», réplique Jérôme Cosandey, directeur romand d’Avenir Suisse. Lui parle plutôt de «retour de l’exécutif». Qui se conjugue avec une personnalisation de la vie politique, principalement des conseillers fédéraux, Alain Berset en tête. Leurs conférences de presse étaient devenues des rendez-vous incontournables et rythmaient le confinement. Des bons points pour l’instruction civique.

Maria Isabelle Wieser, directrice pour la Suisse romande de Foraus, va encore plus loin, elle annonce le retour du «sens politique». «Les gens se sont interrogés, ont débattu sur les mesures prises. Cela pourrait déboucher sur un plus grand engagement. Cette crise a mis en lumière des sujets dont on ne parle pas assez, comme les sans-papiers, le droit des femmes ou la santé. Cette crise a aussi montré que la santé n’était pas un thème prioritaire en Suisse, alors qu’il devrait l’être.»

Crise politique?

La Suisse va-t-elle vivre d’autres tensions, politiques et sociales? Bernard Voutat ne croit pas à une crise politique majeure. «Comme la situation a globalement été bien gérée ici, cela va renforcer la légitimité institutionnelle.» François Cherix se montre plus critique. Pour le spécialiste en communication politique, la gestion des événements n’a pas été optimale: «On peut s’améliorer et donc mieux protéger la population. Cette crise a été un véritable stress test pour le fédéralisme.»

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Bilan mitigé, donc. Et de citer Vaud et Genève, pourtant si proches géographiquement, dont les médecins en chef faisaient des déclarations contradictoires. «Cette situation a montré que les espaces cantonaux ne sont pas les bons, ils sont trop morcelés, trop petits.» Pour celui qui est également coprésident du Nouveau mouvement européen, il faut redessiner la Suisse en grandes régions avec des systèmes sanitaires et scolaires gérés de manière plus efficace. François Cherix rêverait d’une Suisse à cinq ou sept cantons, mais ne croyant plus une telle révolution possible, il prône la création de structures supracantonales qui s’occuperaient des questions comme la santé, l’aménagement du territoire ou l’école. Par exemple entre Vaud et Genève ou pour l’Arc jurassien. Quant à l’Etat central, il devrait jouer le rôle de pompier, notamment en matière de sécurité sanitaire et d’approvisionnement.

Jérôme Cosandey ne va pas aussi loin. Il parle de «doux mélange» qui a très bien fonctionné. «Le Conseil fédéral a tenu la barre, mais ensuite l’équilibre a été respecté avec les cantons dont les réalités sont assez différentes. Le fédéralisme est clairement une force car il y a une culture du dialogue, du compromis.» Pas de redécoupage, pour le directeur romand d’Avenir Suisse, mais dans plusieurs domaines comme les EMS ou les hôpitaux, il faut davantage réfléchir en bassins de population, en dépassant parfois les barrières cantonales. Et pour l’école, il prône l’harmonisation plutôt que la centralisation.

L’e-démocratie, c’est pour demain

Un bouleversement touchera la Suisse: la démocratie numérique. L'e-voting a multiplié les ratés ces dernières années. Soudain tout s’accélère. «La Suisse doit clairement entrer dans l’ère de l’e-démocratie, prône Jérôme Cosandey. Il faut donner un coup de pied dans la fourmilière, on est vraiment en retard, surtout pour la collecte de signatures.» Avenir Suisse a déjà planché sur la question. Le think thank libéral propose un modèle à choix. Les initiants opteraient soit pour une option analogique – ils devraient alors récolter, comme aujourd’hui, 100 000 signatures –, soit pour une nouvelle option numérique qui ferait passer le nombre de paraphes à 300 000, soit environ 6% du corps électoral. Une telle évolution aurait des conséquences fortes sur le débat politique, le nombre d’initiatives lancées et engendrerait un vrai changement dans la tradition helvétique. «Ce que l’on gagne en efficacité, on le perd en symbolique, comme les récoltes de signatures au marché», constate Bernard Voutat. Et ce spécialiste des institutions politiques avertit: «L’e-démocratie, c’est un processus d’individualisation du citoyen par rapport à la chose publique.»

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Maria Isabelle Wieser est aussi convaincue par le développement numérique, pas seulement pour le vote ou les signatures, mais également pour le fonctionnement institutionnel. «La généralisation des visioconférences permettra d’aller plus vite et d’avoir une meilleure coordination entre les institutions. Cette crise a démontré que des solutions pouvaient être trouvées très vite.»

Repli identitaire?

Ouverture ou repli? Quel sera l’avenir de la Suisse? La question est d’autant plus actuelle que les Suisses se prononceront le 27 septembre déjà sur l’avenir de la libre circulation. Les événements de ces derniers mois seront au cœur de la campagne. Les initiants voudront prouver que la fermeture des frontières a sauvé le pays, alors que les opposants au texte de l’UDC démontreront les difficultés qu’elle a générées.

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Pour Jérôme Cosandey, il faut absolument éviter une «relocalisation», une «renationalisation». «La Suisse a besoin de l’étranger, la résilience de la Suisse passe par l’ouverture au monde.» Pour lui, il n’y a aucun sens à ce que la Suisse fasse son propre vaccin, le marché est beaucoup trop petit. «Sur le plan sanitaire aussi il faut davantage collaborer avec l’étranger.» De son côté, Bernard Voutat craint un repli identitaire: «Cette crise va renforcer le souverainisme.»

Pour la libre circulation, comme pour tous les débats politiques qui se profilent, cette catastrophe sera un point d’appui et, comme l’annonce Bernard Voutat: «Il y aura désormais une lutte autour de la mémoire de cet événement.»

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