Armée
Le nombre de recrues qui achèvent leur instruction s’effrite d’année en année. Comment rendre l’armée plus attractive? La discussion est lancée, mais risque de tourner court: les solutions radicales font peur

Les effectifs de l’armée sont en danger. C’est la conviction de la Commission de sécurité du Conseil national (CPS-N), qui étudie en ce moment des remèdes pour rendre le service militaire plus séduisant. Il y aurait urgence: en 2015, seules 17’561 recrues ont suivi une instruction de base complète. Or le projet de Développement de l’armée (DEVA), qui doit entrer en fonction en 2018, prévoit le seuil de 18’000 recrues instruites par an, en dessous duquel il ne faut pas aller podur que la Grande muette soit en mesure d’assurer ses missions. Une première.
Comment expliquer ce désamour? Et quelles mesures prendre pour y remédier? Un groupe de travail vient de rendre un rapport qui explore la question et sert de base aux travaux des élus. La réflexion fait aussi suite à la votation de septembre 2013 sur l’initiative du Groupe pour une Suisse sans armée, qui demandait l’abrogation de l’obligation de servir. Le texte avait été balayé par 73% des votants, mais le débat avait montré la nécessité de repenser et de moderniser cette obligation constitutionnelle.
Las. L’exercice d’introspection est en train de tourner court, de l’aveu même de plusieurs membres de la commission. Le rapport, s’il présente quatre modèles dont deux très novateurs pour repenser l’obligation de servir, peine à diagnostiquer le mal dont souffre la milice.
«De la peine à dormir dans le même dortoir»
Pour expliquer ce désamour, plusieurs raisons s’additionnent. L’attraction du service civil reste forte. Le taux d’inaptitude lors du recrutement s’élève à environ 25%, mais contrairement aux idées reçues, il est stable sur dix ans. Les abandons en cours d’instruction, qui inquiètent les auteurs du rapport, étaient d’environ 15% en 2015, un taux en très légère hausse sur trois ans. Aucun indicateur n’est donc particulièrement spectaculaire, mais l’érosion des effectifs de la troupe est bien là.
Les auteurs du rapport, visiblement troublés, tentent de trouver une cause aux malheurs de l’armée par une approche sociologique du comportement de la génération Y – les recrues d’aujourd’hui – et de la génération Z – les recrues à séduire demain. «Des troubles d’adaptations autant psychiques que sociales sont d’ores et déjà perceptibles au sein du système de l’obligation de servir. […] La tendance accrue à l’individualisme et à la pluralisation a pour conséquence qu’aujourd’hui de nombreux jeunes adultes ont beaucoup plus de peine que les anciennes générations à se soumettre à une organisation fortement hiérarchisée et à s’intégrer dans un environnement où règne la discipline, écrivent-ils. D’aucuns ont déjà beaucoup de peine lors de l’école de recrues à passer la nuit dans le même dortoir».
«Trop gros, trop fragiles, trop individualistes...»
Quelques chapitres plus bas, les auteurs du rapport pointent du doigt à propos de l’aptitude au service militaire, l’augmentation des «hédonistes et des individualistes», le fait que les «jeunes hommes d’aujourd’hui sont plus restreints (sic) dans certains domaines (par exemple en cas de troubles psychiques) qu’il y a encore vingt ans» ou encore «l’augmentation des cas de surcharge pondérale et des troubles allergiques». Le cas récemment médiatisé d’un jeune végane valaisan qui a gagné en justice le droit de faire son école de recrues alors qu’il avait été déclaré inapte illustre les difficultés de l’armée à se faire aux modes de vie 2.0. Questionnée sur sa volonté d’adapter son organisation et son équipement pour incorporer les véganes, l’armée suisse nous répond que «le changement des directives n’est pour l’heure pas un thème».
Pour ne rien arranger aux affaires de l’armée, les différences culturelles face à l’uniforme n’ont pas beaucoup changé: en 2015, 76,4% des conscrits étaient déclarés aptes au service militaire dans le canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures tandis que dans le canton du Jura seuls 46,9% l’étaient, note le rapport.
Autant dire que le portrait de la jeune génération et le diagnostic du mal qui ronge la milice déplaît à certains membres de la commission. «On ne se pose pas la question du sens de la mission, du sens d’avoir autant d’hommes dans la troupe et de la manière dont se passent les écoles de recrues et les cours de répétition», déplore Lisa Mazzone (Verts/GE).
Son collègue de commission Hugues Hiltpold (PLR/GE) regrette aussi le manque d’introspection de l’armée dans ce débat: «En termes d’attractivité, il faut mettre l’armée face à ses responsabilités. Nous avons tous aujourd’hui des boulots ultra-prenants. Dans ce contexte, se retrouver trois semaines en cours de répétition à ne rien faire ou presque n’a pas de sens.» Saisie du rapport sur l’obligation de servir, «la commission ne s’est pas posé les bonnes questions. La réflexion de base n’a pas eu lieu», affirme le Genevois.
Les femmes resteront libres
Que restera-t-il donc des travaux parlementaires? Les deux options de réforme les plus radicales ont déjà été écartées lors de la séance de commission d’octobre. Il s’agissait selon le modèle norvégien: rendre la milice obligatoire également pour les femmes. Ce modèle avait les faveurs des auteurs du rapport, devant permettre à l’armée de se servir des meilleurs profils dans un bassin plus large de recrutement. La commission n’en veut pas. «Je suis contre. Les femmes font déjà beaucoup pour la famille, souligne Raymond Clottu (UDC/NE). Mais je pense que l’on devrait rendre la séance d’information obligatoire pour les femmes. C’est une piste à étudier.»
Autre modèle rejeté, celui d’une obligation générale de servir, appliquée à l’ensemble des citoyens qui prévoit une obligation de s’engager, mais sous la bannière de son choix: protection civile, Croix-Rouge, pompiers, armée (sauf pour les étrangers), etc. Ce modèle défendu dans ses grandes lignes par Mathias Reynard (PS/VS) et Hugues Hiltpold (PLR/GE) n’a pas non plus trouvé grâce aux yeux des commissaires. «Il n’est pas susceptible de dégager une majorité au stade actuel, selon la commission», explique Hugues Hiltpold.
A ce stade, les heures de commission passées sur le rapport devraient ainsi accoucher d’un simple toilettage de l’obligation générale de servir, avec une série de recommandations adressées au Conseil fédéral. Les différents bords politiques semblent d’accord sur au moins trois points: l’armée doit mieux vendre ses possibilités de formation, notamment dans les domaines technologiques, la question de l’aptitude doit être repensée (pourquoi une recrue myope ne pourrait-elle pas être affectée à une mission informatique?) et le service civil doit être réorienté dans le domaine de la santé publique et des proches aidants.
Le service civil en ligne de mire
Sera-ce suffisant pour résoudre les problèmes d’effectif? L’UDC en veut davantage, avec une cible désignée: le service civil. «Il faut durcir les conditions d’accès au service civil (ndlr: depuis 2009, la suppression de l’examen de conscience a fait bondir le nombre des civilistes). Il faut dire aux jeunes qu’ils ne sont pas au supermarché: il n’est pas question de les laisser choisir. L’armée est un devoir», affirme Raymond Clottu (UDC/NE). L’angle d’attaque fait bondir la gauche. «On nous parle de la menace du service civil sur l’armée. Mais c’est absurde et incroyable. Les civilistes sont déjà pénalisés parce qu’ils doivent s’engager plus longuement. Si cette voie marche, c’est qu'elle fait du sens», rétorque la vice-présidente des Verts Lisa Mazzone. Le taux d’abandon au sein du service civil représente au plus 1% des nouvelles entrées chaque année.
La commission pourrait aussi recommander au Conseil fédéral de créer des incitations financières, comme l’a fait l’Autriche. Une augmentation de la solde et des allégements fiscaux sont évoqués dans le rapport, tout comme une hausse de la taxe d’exemption de 3 à 4% du revenu. «C’est clairement un élément qui force les gens à penser différemment. Mais s’il ne reste que cela à la fin de nos travaux, ce sera un échec», souffle Hugues Hiltpold.
HISTORIQUE
2009: suppression de l’examen de conscience pour accéder au service civil
2011: révision de l’ordonnance sur le service civil dans le but de réduire son attrait
2013: 73% des votants rejettent l’initiative populaire du Groupe pour une Suisse sans armée visant à abroger l’obligation de servir
2014: Un groupe de travail est chargé par le Conseil fédéral de rédiger un rapport sur l’obligation de servir
Mars 2016: remise du rapport
Octobre 2016: La commission de sécurité du Conseil national débute ses travaux sur l’obligation de servir
2018: mise en oeuvre progressive du projet DEVA (Développement de l’armée)
En Autriche, de l’argent, un T-shirt et pourquoi pas un smartphone pour séduire les jeunes
L’Autriche connaît aussi un système de milice. Avec la crise migratoire et la gestion plus délicate des frontières, le gouvernement autrichien a décidé en juillet dernier de restructurer l’armée afin de répondre «aux nouvelles menaces». Le ministre de la défense Hans Peter Doskozil (Parti social-démocrate) souhaite renforcer la milice par la création de douze compagnies supplémentaires d’ici 2018, ce qui représente une hausse de 2000 soldats.
Les incitatifs pour remplir cet objectif? Depuis 2004 déjà, l’Autriche a mis en place une liste d’incitatifs longue comme le bras, avant tout d’ordre financier. La prime qui récompense l’achèvement de la formation préparatoire – l’équivalent de l’école de recrues – a doublé. L’engagement à des cours supplémentaire est rémunéré 600 euros, contre 100 auparavant. La gestion du personnel a été réorientée selon des concepts RH que l’on retrouve dans le domaine privé: avec des primes, un accent sur la manière de faire reconnaître sa formation militaire dans l’économie civile et la mise en place d’une communication moderne.
Parmi les incitatifs encore prévus pour séduire la génération Z: l’Autriche songe à équiper les travailleurs de la milice de smartphones. Enfin, le ministre Doskozil compte cultiver l’esprit d’équipe. Il a fait imprimer un T-shirt distribué à tous les soldats de milice portant l’inscription: «La milice. Je suis fier d’en être!»