Les armes de la colère
matériel militaire
La Suisse vend des armes dans le monde entier, y compris à des pays peu recommandables. Toutefois la révolte gronde, avec un acteur inattendu à sa tête: le parlement fédéral

Des Pilatus d’entraînement fabriqués à Nidwald qui larguent des bombes au Tchad, des grenades à main de RUAG qui explosent en Syrie, des fusils d’assaut schaffhousois qui font feu au Yémen. Le matériel de guerre helvétique fait régulièrement la une, se retrouve là où il ne devrait pas, dans les mains de combattants qui n’auraient pas dû y avoir accès. Pourquoi?
«Un destinataire final non souhaité»
Pour comprendre, il faut tout d’abord s’intéresser à l’ordonnance sur le matériel de guerre, qui régit la vente d’armes à l’étranger. Selon celle-ci, une exportation «n’est pas accordée» si le pays de destination est impliqué dans un conflit armé international ou interne – disposition que l’industrie a récemment voulu modifier –, si le pays viole «systématiquement et gravement» les droits de l’homme ou encore s’il y a de «forts risques» que le matériel à exporter soit utilisé contre la population civile ou transmis à un «destinataire final non souhaité».
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Les gouvernements doivent par ailleurs s’engager à ne pas réexporter le matériel reçu et à accepter un «post-shipment verification» (PSV) – la vérification ultérieure par une équipe suisse que le matériel est au complet. «Notre pays est l’un des rares à vérifier sur place ses exportations de matériel de guerre», souligne la Confédération. Chaque demande est examinée au cas par cas par l’ambassade helvétique du pays concerné, le renseignement suisse (SRC), le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), la coopération helvétique (DDC) et le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco). Théoriquement, la situation est donc sous contrôle.
La subjectivité des règles en place
Certaines dérogations permettent cependant une importante marge d’interprétation. Si le pays de destination viole «systématiquement et gravement» les droits de l’homme, mais que le risque que le matériel vendu serve ce dessein est considéré comme «faible», il pourra par exemple tout de même être exporté. Idem si le pays viole gravement les droits de l’homme mais pas de manière «systématique» ou s’il le fait «systématiquement» mais pas de manière «grave», les deux critères étant complémentaires. La lecture de chaque situation est donc primordiale. Or, selon un rapport du Contrôle fédéral des finances de la Confédération paru en septembre 2018, la pratique d’interprétation est «plutôt favorable» à l’économie.
Les règles en place ne semblent, de fait, pas particulièrement limiter l’industrie. En 2017, la Suisse a exporté du matériel de guerre en Turquie, au Pakistan, en Arabie saoudite, en Israël ou encore en Chine, des pays qui ne sont pas particulièrement connus pour leur attachement aux droits de l’homme. Vingt-cinq pays «amis» ne nécessitent par ailleurs aucune autorisation spécifique, dont plusieurs puissances militaires comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou la France. Et si l’administration fédérale refuse une exportation, «les transactions qui ne peuvent pas être autorisées depuis la Suisse peuvent tout de même se faire», souligne le même rapport du Contrôle fédéral des finances, ceci notamment «en passant par des pays intermédiaires». La Suisse est par ailleurs renommée pour ses «biens à double usage» (machines-outils, produits chimiques, lasers de guidage), qui peuvent être utilisés à des fins à la fois civiles et militaires et ne sont pas soumis à la loi sur le matériel de guerre, ainsi que pour ses «biens militaires spécifiques» (avions militaires d’entraînement, simulateurs), qui échappent aussi à cette loi.
«La sécurité du pays est en danger»
Malgré ces conditions à première vue favorables, l’industrie de l’armement s’est plainte d’être soumise à des règles plus strictes que ses concurrents européens et, dans une lettre envoyée au Conseil fédéral en novembre 2017, a plaidé pour leur assouplissement. «La base technologique et industrielle nécessaire à la sécurité du pays est en danger», ont alerté les fabricants. Et le Conseil fédéral les a pris au mot. En juin 2018, le gouvernement a décrété qu’il serait «désormais possible d’accorder une autorisation d’exportation à un pays de destination impliqué dans un conflit armé interne». A une condition: «s’il n’y a aucune raison de penser que le matériel de guerre à exporter sera utilisé dans un conflit armé interne».
La décision soulève un tollé. La gauche, mais aussi le PBD, le PDC et une partie du PLR jugent que le gouvernement va trop loin. Le CICR déplore «un mauvais signal» qui risque «d’affaiblir la crédibilité de la Suisse en tant qu’acteur humanitaire». Le Conseil fédéral, lui, reste sur ses positions. Mais l’actualité le pousse dans les cordes: début septembre, le SonntagsBlick révèle la présence de grenades helvétiques en Syrie. Elles auraient fait partie d’un lot livré par RUAG aux Emirats arabes unis au début des années 2000, avant d’être réexportées illégalement. Quelques jours plus tard, le très critique rapport du Contrôle fédéral des finances met en lumière les dysfonctionnements du système. Enfin, bouquet final, le parlement s’en mêle.
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L’assouplissement de trop
Fin septembre, le Conseil national – pourtant à majorité bourgeoise – accepte une motion de Martin Landolt (PBD) qui vise à transférer le pouvoir de fixer les critères d’autorisation d’exportation de matériel de guerre au parlement et, si nécessaire, de les soumettre au référendum. C’est un cinglant désaveu pour le Conseil fédéral, qui disposait jusque-là de la prérogative de fixer les règles en la matière. Sous pression, les sept Sages font machine arrière. «La réforme ne bénéficie plus du soutien politique nécessaire», concède le gouvernement fin octobre.
Trop tard cependant pour arrêter le mouvement. Après la Chambre basse, le Conseil des Etats examinera la motion Landolt ce jeudi. Et si elle est refusée, prévient Martin Landolt, une initiative «de rectification» est sur les rails. Lancée par la «Coalition contre les exportations d’armes dans les pays en guerre civile», elle a déjà réuni 50 000 personnes disposées à récolter quatre signatures chacune.
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«C’est un marché exigeant, mais très lucratif»
Dresser un portrait de l’industrie de l’armement en Suisse s’avère complexe, tant elle compte d’acteurs plus ou moins actifs sur ce segment. Malgré sa complexité, c’est un marché juteux, analyse Ludovic Janvy, directeur pour la Suisse de la division industrie de la société de conseil Altran
Il y a bien sûr Ruag, au nom sans équivoque, ne lui en déplaise: Rüstungsunternehmen AG (entreprise d’armement en allemand). Et puis Mowag, connue pour son char d’assaut Piranha surmonté d’un canon, même si aujourd’hui on l’appelle General Dynamics European Land Systems, depuis son rachat par un grand groupe américain. Mais sur les listes des membres des faîtières suisses de la défense, on retrouve aussi une bonne centaine d’entreprises de l’électronique, de l’informatique, de la micromécanique ou encore de l’horlogerie, qui restent discrètes sur le poids qu’elles pèsent dans ce segment où l’argent coule à flots.
Le Temps: Pourquoi est-il si difficile de recenser les entreprises actives dans le segment de la défense?
Ludovic Janvy: Parce que dans la majorité des cas, les biens et technologies qu’elles produisent peuvent être utilisés à la fois dans le civil et servir à l’assemblage de matériel de guerre. La différenciation ne se fait que dans l’application finale. Parmi les spécialités suisses figurent les capteurs, les systèmes de télécommunications ou de guidage et les systèmes d’armement (coordination de dispositifs mécaniques, électroniques et informatiques dans un objectif militaire).
Aucune entreprise suisse n’est étiquetée comme une pure entreprise d’armement
Ludovic Janvy
Cela englobe donc à peu près toute l’industrie suisse, que ce soit le secteur des machines, celui de l’électronique, mais aussi la micromécanique ou encore la chimie. Pourquoi une telle fragmentation du marché?
D’abord parce que les coûts de développement sont extrêmement élevés. A titre d’exemple, il faut vendre au moins 300 à 400 avions de combat pour amortir leur conception, c’est notamment pour cette raison que la France a commandé 300 Rafale à Dassault. Les entreprises se concentrent donc sur un domaine d’expertise, qui ne constitue souvent qu’une partie de leurs activités. On retrouve soit de gros conglomérats, soit des PME, mais aucune n’est étiquetée comme une pure entreprise d’armement. On peut voir aussi à cela le facteur éthique, la question de l’image. Ensuite, les opportunités d’affaires sont assez restreintes et très cycliques. Le marché est très exigeant, il ne veut que le meilleur produit et ne tolère aucune défaillance. Il est par ailleurs très réglementé. En contrepartie, il est prêt à payer le prix fort pour l’avoir.
Qu’est-ce qui rend ce marché si juteux?
Les pays regardent moins à la dépense pour avoir le meilleur produit pour leurs soldats. Il s’agit souvent de produits sur mesure, en relativement faibles quantités, que l’entreprise peut facturer très cher. En outre, ce sont des produits de niche ou d’ultra-niche dans lesquels il y a peu d’acteurs. Ensuite, contrairement à d’autres industries, comme l’automobile par exemple, l’industrie de la défense peut compter sur d’importants budgets étatiques. Et enfin, parce que pour ce type de fournitures il s’agit souvent de contrats pluriannuels.
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La réglementation est assez facilement contournable, comme l’a démontré dans un audit le Contrôle fédéral des finances. Notamment grâce à la «règle des 50%» [elle permet de réexporter des éléments de matériel de guerre, tant que ceux-ci ne représentent qu’au maximum 50% des coûts du produit fini]. La législation est insuffisante?
Oui et non. Disons que c’est la loi sur le contrôle des biens qui est appliquée dans le cas de biens dits à double usage [moins restrictive que la loi sur le matériel de guerre; dans son audit, le Contrôle fédéral des finances donnait l’exemple de lunettes de visée exportées en Iran via l’Italie].
Que vient-on chercher en Suisse?
On vient chercher la qualité et la précision qui font la réputation de non-défaillance des produits helvétiques. Le fameux «Swissness».
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