«Je me suis demandée comment débuter ma carrière sans devenir dépressive.» Myriam Meziane n’a que 24 ans. Elle est encore en stage et déjà, elle s’inquiète des futurs traumatismes potentiels du métier d’avocat. La jeune femme se sent sous pression: celle des clients, celle de ses supérieurs. Pas un dossier mais dix affaires difficiles avec lesquels elle doit jongler. Sans parler des audiences et des délais. C’est une course contre la montre.

Alors pour réduire le stress, la jeune femme participe avec une dizaine d’avocats depuis le mois de novembre à un programme de méditation de pleine conscience. «La pleine conscience, c’est le fait d’être dans l’instant, décrit Boaz Feldman, coach mental et psychologue, qui dirige les cours. Je ne suis pas en train de ruminer le passé et angoisser sur le futur, je me recentre sur le moment présent.»

Au 11 rue Verdaine, à Genève, tous les lundis pendant six semaines, le petit groupe se réunit en début de soirée dans une salle spacieuse où l’épaisse moquette et la cheminée à l’éthanol inviteraient n’importe qui à la détente. Pas de tenue particulière, on reste comme on est venu, en costume ou en tailleur mais intérieurement on enlève la robe d’avocat.

Associés, collaborateurs, stagiaires ou grands ténors du barreau: pendant deux heures, on est d’égal à égal, sans distinction. D’ailleurs on se tutoie. Les séances commencent par une demi-heure de silence, puis vient le temps de la méditation en groupe où l’on discute de la difficulté de gérer certaines situations au travail. Un programme fait sur mesure pour les avocats, encadré par Boaz Feldman et l’ancien bâtonnier Benoît Chappuis, professeur de droit à l’Université de Genève et adepte de cette pratique depuis quatre ans. «C’est un métier de guerrier, affirme-t-il. On voit l’autre comme un ennemi devant lequel il ne faut pas montrer sa faiblesse. Il y a une consommation d’énergie très forte en nous qui nuit à notre santé et aux affaires.» Même son de cloche pour Myriam Meziane: «Il ne faut pas se laisser toucher par les piques du juge ou de la partie adverse.»

Profession à risque

Les avocats seraient-ils plus affectés par leur métier que les autres? Oui, si l’on en croit une étude de l’université américaine Johns Hopkins. Ils auraient plus de risque de développer une dépression que toute autre profession. Le haut niveau de stress associé à leur métier et l’écrasante responsabilité dans certains cas judiciaires expliquent peut-être ce phénomène. Une des raisons est également à chercher du côté des caractéristiques perturbantes propres au métier: «Une recherche a démontré que normalement, l’optimisme est une faculté bénéfique pour toutes les professions. Chez les avocats, plus on est pessimiste, plus on a de succès, explique Boaz Feldman. Il faut pouvoir prévoir les dangers, les complications potentielles lors de la rédaction d’un contrat. Le problème, c’est lorsque cela devient un mécanisme dans la vie privée, car nourrir le pessimisme se traduit parfois par de la dépression.»

L’un des participants qui souhaite rester anonyme, est passé par cette phase difficile. «Je faisais trop de choses en même temps. C’est mon médecin qui m’a parlé de la méditation.» A entendre le corps médical, il est prouvé que la pleine conscience réduit les symptômes d’anxiété et de dépression. «C’est aussi efficace qu’un traitement pharmacologique contre les rechutes», affirme le professeur Guido Bondolfi, psychiatre responsable du programme des troubles anxieux aux HUG. Aujourd’hui, ce participant anonyme essaie de méditer comme d’autres vont courir: «C’est un sport de l’esprit et ça me fait du bien». Il s’est inscrit au programme de pleine conscience pour avocats par curiosité mais il reste dans l’expectative: «Je ne suis pas sûr que de méditer entre avocats soit nécessaire. Mais cela permet d’avoir une régularité dans la pratique.»

Une tendance aux Etats-Unis

Le succès du programme de méditation entre avocats reste confidentiel, ce qui ne signifie pas que Myriam Meziane et la dizaine d’autres avocats sont des anomalies de la profession. «Il s’agit de séances payantes, ce qui peut être dissuasif pour certains stagiaires, détaille benoît Chappuis. Cela dit, nous allons essayer d’intéresser l’Ordre des avocats l’an prochain pour faire mieux connaître notre programme.» Sans trop espérer que cela devienne une pratique généralisée chez tous les avocats, il veut croire à un changement de perception au sein du barreau genevois. «Il y a la peur de l’anti-efficacité de la méditation, comme si le bien-être était à chercher ailleurs, surtout pas au sein du travail», ajoute-t-il.

Or outre-Atlantique, c’est tout le contraire. En 1998 déjà, la prestigieuse université de Yale organisait la première séance de méditation pour étudiants et professeurs. Depuis, la pratique de la pleine conscience s’est propagée: conférences nationales, cours dans les écoles de droit, ateliers pour les juges, formation pour avocats dans des centres zen et bouddhistes. Si les professionnels américains du droit encouragent cette pratique, ce n’est pas complètement désintéressé. Au-delà des bienfaits personnels et selon plusieurs études, la pleine conscience augmenterait la productivité et permettrait de gagner plus. De quoi faire sortir brutalement les puristes de leur profonde méditation.

Boaz Feldman, qui donne également des cours de pleine conscience à des dirigeants à Genève, est bien conscient de cet aspect plus trivial des choses: «Bien sûr que dans le monde de l’entreprise, l’aspect financier doit entrer en jeu. Toutefois, le pont entre sagesse et business permet de développer de nouveaux potentiels qui vont bien au-delà.»