Comment tuer le monstre que l’on a enfanté? C’est le défi qui attend les banquiers privés suisses. Le monstre? La stratégie de l’argent blanc, ou «Weissgeld-Strategie», mise en consultation par le Conseil fédéral jusqu’en juin. Laquelle comporte deux volets: l’obligation faite aux banques de s’assurer de la conformité fiscale de leurs clients, et celle d’adopter des mesures internes pour détecter les cas de fraude fiscale – désormais estampillés «crimes préalables au blanchiment» par le Groupe d’action financière (GAFI) – dès lors que les sommes soustraites au fisc dépassent 600 000 francs, et que le contribuable s’est rendu coupable de «tromperie astucieuse».

Le président de l’Association suisse des banquiers, Patrick Odier, et celui des Banquiers privés suisses, Nicolas Pictet, avaient déjà fait comprendre que la Suisse devrait choisir entre cette stratégie et l’échange automatique d’informations, s’il devait s’imposer comme un standard international. Que leur branche ne saurait se voir imposer les deux systèmes en parallèle.

Aujourd’hui, selon nos informations, après avoir dûment analysé le projet du Conseil fédéral, leur choix est fait. Clairement. Les banquiers privés ont compris que l’échange automatique – dont les modalités restent à définir – finira par s’imposer comme la nouvelle règle du jeu globale. Révolution copernicienne, ils sont désormais résolus à enterrer l’exception suisse, à abandonner le secret bancaire, à jouer à armes égales avec les places concurrentes, sous réserve d’égalité de traitement et de solutions négociées pour le règlement du passé. Ils attendent du gouvernement qu’il change son fusil d’épaule, abandonne sa stratégie de l’argent blanc et s’emploie à négocier les conditions de l’entrée dans l’ère de la transparence. Parce qu’ils considèrent le projet du Conseil fédéral comme une menace autrement plus réelle.

Le Temps a pu consulter une étude menée par un grand cabinet d’audit pour une banque de la place. Les consultants ont comparé la stratégie helvétique avec les solutions de conformité fiscale luxembourgeoises et britanniques. Leurs conclusions sont claires: qu’il s’agisse des solutions proposées pour se plier aux exigences du GAFI ou pour s’assurer de la conformité fiscale de la clientèle, les règles envisagées supposent une diligence proactive et détaillée de la situation fiscale de tous les clients, jugée totalement inapplicable par les banquiers. «A titre d’exemple, explique l’un d’entre eux, il faut savoir que la majorité des clients de la banque privée sont des entrepreneurs. Pour ces clients, les règles prévues par la «Weissgeld-Strategie» impliqueraient un test complet qui porterait sur la fiscalité de l’entreprise, sur celle de l’individu, sur celle de sa famille, sur sa situation successorale, etc. Ce qui est mission impossible, même pour un fiscaliste chevronné.»

Renforcés dans leur conviction par les conclusions de l’étude, les banquiers consultés affirment, en outre, que la «Weissgeld-Strategie» tuerait la compétitivité de la place financière suisse. L’obligation faite aux banques de vérifier proactivement la conformité fiscale de leurs clients n’existe ni au Luxembourg, ni au Royaume-Uni, leurs deux grands concurrents, expliquent-ils. Alors que dans ces deux juridictions, le client est «présumé innocent» jusqu’à ce qu’apparaisse un soupçon de non-conformité ou de fraude fiscale, le projet du Conseil fédéral renverse le fardeau de la preuve. Conséquence inéluctable, avertissent les banquiers: plutôt que de dépenser des fortunes en conseils fiscaux, les clients se tourneront vers les établissements londoniens ou luxembourgeois – banques du cru ou filiales de banques suisses –, ce qui portera gravement atteinte à la place helvétique.

Troisième grief formulé par les banquiers privés: si l’échange automatique d’informations s’imposait comme un standard, la solution helvétique serait superflue, dans la mesure où la transparence ainsi consacrée rendrait mécaniquement leur industrie fiscalement conforme.

Secrétaire général de l’Association des banquiers privés suisses, Michel Dérobert résume: «La stratégie du Conseil fédéral repose sur trois piliers: l’impôt libératoire à la source, qui n’a malheureusement séduit que deux pays; l’amélioration de l’assistance administrative, qui est en cours; et l’adoption d’obligations de diligence en matière fiscale, qu’aucun pays n’impose à ses intermédiaires financiers. Cette stratégie est fondée sur le refus de tout échange automatique d’informations. En l’état, nous sommes très préoccupés par les obligations de diligence qui ont été mises en consultation, car ce projet pose d’innombrables problèmes. Nous demandons qu’il soit retiré jusqu’à ce que l’on y voie plus clair sur le front international.»

Le Genevois avertit: «Si notre gouvernement poursuit dans ses intentions, il risque de soumettre les banques suisses au pire des régimes: dans l’immédiat, des obligations de diligence excessivement lourdes et inconnues ailleurs et, à terme, un échange automatique imposé sous la contrainte par la pression internationale. Plutôt que de vouloir avoir raison seuls contre tous, il serait plus intelligent de s’attacher, tout d’abord, à trouver une solution pour régler le passé et à permettre ensuite aux banques d’accéder à leur principal marché étranger, qui est celui de l’UE. A défaut, les perspectives seront plutôt sombres.»

Problème de taille pour les banquiers: le train de la «Weissgeld-Strategie» est en marche. Pire, ils ont eux-mêmes contribué à le mettre sur les rails, à l’époque où une solution strictement helvétique de préservation du secret bancaire, couplée aux accords Rubik, était d’actualité. La «Weissgeld-Strategie», encore non définie, était d’ailleurs la contrepartie proposée à la gauche – on parlait alors d’auto-déclaration fiscale – pour qu’elle accepte l’accord signé avec les Etats-Unis en 2012.

Les banquiers parviendront-ils à convaincre le Parti socialiste de faire machine arrière? A entendre le conseiller national Roger Nordmann (PS/VD), ça n’est pas exclu: «La stratégie de l’argent blanc était un pis-aller et n’est pas une solution durable, ni même praticable. Le ralliement des banquiers à l’échange automatique ne me surprend pas. En revanche, je m’interroge sur le discours du centre droit qui semble n’avoir pas encore compris la situation.» Pour lui, il est temps de lancer des négociations avec l’UE sur l’échange automatique: «Une attitude offensive est préférable à la soumission.»

Ce consensus apparent entre Parti socialiste et banquiers privés butera pourtant sur un écueil de taille: pour ces derniers, l’échange automatique ne doit pas être l’otage des discussions avec l’UE. L’essentiel, selon eux, ce sont des normes internationales qui englobent les pays de l’OCDE et soient communes aux places financières directement concurrentes de la Suisse, soit le Luxembourg, Londres, Wall Street et Singapour.

L’UDC et les nostalgiques du secret bancaire seront sans doute d’un tout autre avis.

«Nous demandons que le projet du Conseil fédéral soit retiré»