En inaugurant en 1973 le monument dédié aux maquisards tués par la Wehrmacht, André Malraux consacre le plateau des Glières, en Haute-Savoie, près de la commune de la Roche-sur Foron, comme haut lieu de la résistance. En 2007, Nicolas Sarkozy annonce qu’il s’y rendra chaque année s’il est élu président. Il a tenu promesse. Malraux qualifiait les Glières de «simple et belle histoire, de combat homérique entre 500 jeunes combattants opposés en 1944 à 1400 mètres d’altitude à trois bataillons de chasseurs allemands». Acte fondateur de la résistance face à l’occupant, résument les manuels d’histoire. Mais le mythe vacille. Claude Barbier, 48 ans, un Franco-Suisse résidant à Viry, près de Genève, affirme qu’il n’y a pas eu de bataille à Glières.
Ce diplômé en sciences politiques a soutenu une thèse en novembre 2011 à la Sorbonne et a reçu les félicitations d’un jury composé de spécialistes reconnus comme Jean-Pierre Azéma. Un millier de pages qui, condensées, feront un livre qui sortira prochainement. Invité le 4 septembre dernier par la Société militaire de Genève, Claude Barbier a exposé les grandes lignes de sa recherche. «Ce qui est appelé la bataille des Glières, le 26 mars 1944, se résume à deux maquisards tués et un autre blessé lors d’une reconnaissance d’un détachement allemand de 30 à 50 hommes. Les Allemands n’ont eu à déplorer qu’un blessé, dû à un accident de montagne», soutient-il. «Le mythe est né, poursuit-il, sur fond de guerre psychologique entre Vichy, où siège le gouvernement qui collabore avec l’occupant, et la France libre réfugiée à Londres.»
Sur Radio Londres, par la voix de Maurice Schuman, on peut entendre ceci le 7 avril 1944: «A Glières, 500 Français ont résisté à 12 000 Allemands pendant quatorze jours.» La vérité serait tout autre. Claude Barbier qui se défend de tout négationnisme confirme qu’il y a bien eu un siège puis une répression féroce mais réfute l’idée d’affrontement: «Il y a eu le 26 mars 1944 une altercation avec brefs échanges de tirs entre une section allemande et un avant-poste du maquis. Craignant une offensive, le capitaine Anjot donne l’ordre à ses hommes de quitter le plateau.» Quand les Allemands parviennent sur le plateau le lendemain, ils ne font que six prisonniers. Pendant ce temps, le repli des maquisards se fait dans des conditions épouvantables. Affamés, fatigués, beaucoup se rendent aux miliciens de Vichy ou aux soldats allemands. Les 105 tombes qui forment aujourd’hui le mémorial du souvenir de Glières sont celles de maquisards fusillés. «Glières n’est pas une bataille mais un crime de guerre», assure Claude Barbier. Pas question cependant de minimiser le courage de ces jeunes, mais, enchaîne l’historien, «on a magnifié leur histoire pour faire oublier la débâcle de 1940». La notion d’exemplarité enveloppe aussi les Glières. La France de l’époque bafouée, honteuse et trahie, se découvre une jeunesse frondeuse, issue de tous milieux, au-delà des clivages idéologiques ou sociologiques (communistes, chrétiens, ouvriers, paysans, intellectuels…).
Le déclic: un carnet de bord
Claude Barbier court après cette histoire depuis… son service militaire effectué chez les chasseurs alpins en Haute-Savoie. Il a accès aux archives à Annecy, à Vincennes, à Londres. La DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) lui ouvre aussi ses portes. «Je me suis construit cette vision sur Glières le jour où je suis tombé sur un carnet de bord d’une compagnie allemande qui, à la date du 26 mars 1944, indiquait qu’une revue de paquetage était programmée, or c’était le jour de la prétendue bataille.» La thèse de Claude Barbier va bien au-delà des seuls événements de Glières. Elle s’arrête notamment sur le soulèvement savoyard de 1943 qui conduira à la constitution du maquis de Glières et sur le rôle crucial joué à l’époque par la presse suisse. Dès 1940, Genève fut un véritable recours pour les Savoyards, parce qu’on y trouvait du sucre et du chocolat mais aussi parce que sa presse circulait et que son ton était nettement plus libre que celui des journaux vichystes.
Dans le département de la Haute-Savoie, on nota une très forte augmentation de la diffusion du «Journal de Genève» (350 exemplaires en 1940, 5400 une année plus tard). «Lorsque le 16 février 1943, Vichy a promulgué le Service du travail obligatoire, ou STO, qui oblige les jeunes hommes à effectuer une année de travail en Allemagne, il y a eu beaucoup de mécontentement en Savoie», raconte Claude Barbier. Les réseaux communistes avaient fait venir dans la région des ouvriers de Lyon cachés dans les fermes d’alpage. Tous sont réfractaires au STO. Le monde rural, lui aussi, s’y oppose. Ces faits ont été considérablement amplifiés par les médias helvétiques. Le 12 mars 1943, le «Journal de Genève» donne une tournure dramatique: «Les ouvriers abandonnent leurs outils et s’enfuient dans la montagne où ils organisent une véritable résistance armée. On parle même de troupes qui auraient fusils et canons de 75.» Leur équipement suisse leur serait parvenu grâce aux communistes genevois de Léon Nicole. La «Tribune de Genève» poursuit: «Les fugitifs sont déjà plusieurs milliers, au-dessus de Cluses.» La radio suisse le 13 mars: «De Suisse, on entend le canon tonner en Haute-Savoie.» Le 15 mars dans le «Journal de Genève»: «Les jeunes gens ont gagné le maquis où ils sont ravitaillés par la population et même par les avions alliés.» «Ce dernier fait est faux, en tout cas pas à cette date», corrige Claude Barbier. Cette couverture helvétique du soulèvement savoyard oblige le gouvernement de Vichy à démentir certaines allégations. Ces démentis viennent trop tard pour contrecarrer l’enthousiasme naissant. Claude Barbier estime que le rôle de la presse genevoise a été capital dans la venue de milliers de jeunes gens en Haute-Savoie. «Sur les 6000 à 10 000 réfractaires qui affluèrent, environ 1200 à 1500 formèrent le maquis de Glières, alors que les autres firent office d’ouvriers agricoles», observe Claude Barbier. C’est l’autre correction de sa thèse: «On a dit que c’était pour recevoir des parachutages d’armes par les Alliés que le maquis s’est formé, c’est faux, la raison première pour laquelle on a rejoint Glières, c’est pour échapper au STO et se cacher.»