Thomas Borer semble avoir bien reçu le message. L’ancien ambassadeur, à la tête de sa propre équipe de consultants, a défrayé la chronique voici quelques années pour avoir influencé le dépôt d’une interpellation pour le compte du Ministère de la justice kazakh dans le but d’obtenir l’extradition d’un dissident établi en Suisse. Or, Thomas Borer fait partie des lobbyistes qui avaient accès au Palais fédéral sans être accrédités par un parlementaire. Il entrait sur simple invitation, comme le règlement le permet. Mais cela change: il est désormais accrédité par le conseiller national Alfred Heer (UDC/ZH). L’un de ses collaborateurs est membre de la Société suisse de Public Affairs (SSPA), où les mandats de l’agence sont référencés. Un autre a déposé une demande d’admission au sein de cette même faîtière.
Comme aux Etats-Unis
«Je m’engage à faire en sorte que l’accès au Palais fédéral soit réglementé par un système transparent géré par les Services du parlement. Il n’existe pas encore et c’est pourquoi nous dépendons toujours d’un membre du parlement, qui autorise l’accès par un badge individualisé», explique Thomas Borer au Temps. «La transparence est importante et une nécessité attendue depuis longtemps. Aux Etats-Unis, il existe une liste publique de tous les représentants d’intérêts, qui doivent indiquer pour qui ils font du lobbying. Une telle liste publique serait également utile en Suisse.»
«Les conditions doivent être strictes», reprend-il. «Par exemple, les lobbyistes doivent se soumettre à un ensemble de règles claires qui, entre autres choses, exigent qu’ils divulguent les motifs de la mission ou du client. Ceux qui s’identifient de cette manière devraient avoir le droit d’obtenir une autorisation d’accès auprès des services parlementaires. Je voudrais pouvoir m’inscrire de la même manière qu’un journaliste du Palais fédéral. J’espère que le nouveau parlement trouvera ici une solution plus moderne», argumente-t-il. Mais pourquoi n’est-il pas lui-même membre de la SSPA, qui réclame elle aussi l’établissement d’un registre public? «Je n’aime pas adhérer à des associations», répond-il, non sans souligner que ce n’est pas la SSPA mais «le parlement lui-même qui doit assurer la transparence du lobbying au Palais fédéral».
Plusieurs zones grises subsistent
Le projet de réglementation en discussion prévoit justement l’inscription dans un registre public des mandats et des noms des mandants des lobbyistes qui entrent dans le bâtiment. Les parlementaires qui délivrent des badges d’accès – chacun a le droit d’en distribuer deux – devront préciser si les bénéficiaires sont des membres de leur famille, des collaborateurs ou des représentants d’intérêts. Provisoire, le projet reste perfectible. Notamment parce qu’une nouvelle disposition, discrètement glissée dans l’ordonnance sur l’administration du parlement, dit que les élus peuvent donner accès aux procès-verbaux des commissions à un «collaborateur personnel». Or, il est arrivé à plusieurs reprises que des représentants de groupes d’intérêts soient indûment enregistrés comme «collaborateurs personnels». Cette zone reste grise.
Par ailleurs, les Services du parlement viennent de publier un «Guide à l’intention des parlementaires concernant l’acceptation d’avantages, les devoirs en matière de transparence et le traitement des informations». Il y est expliqué que les avantages «de faible importance» comme une bouteille de vin, un bouquet de fleurs, de petites attentions ou une invitation à un repas ou à une manifestation sont acceptables, pour autant qu’ils ne soient ni répétitifs ni dispendieux. Il est aussi rappelé l’obligation de déclarer ses liens d’intérêts et la nature (rémunérée ou non) de telles activités. Mais ce vade-mecum dit surtout aux élus fédéraux que tout cela est affaire de responsabilité personnelle. «C’est un guide de bonnes pratiques qui ne va pas très loin», regrette le conseiller national Baptiste Hurni (PS/NE).
Un plus grand besoin de transparence
On sent cependant que le ton est en train de changer. «C’est plus difficile d’obtenir un badge d’accès», témoigne un représentant du secteur de la santé dont le mentor n’a pas été réélu. «Ça va être plus dur pour les lobbyistes», pronostique Isabelle Chevalley (PVL/VD). Ce sentiment est partagé par de nombreux membres du parlement. «A l’exception des ONG environnementales, qui se frottent les mains de voir autant de Verts sous la Coupole», nuance cependant un élu de droite. Une représentante de cet univers confirme cette impression.
Lire également: Le long combat contre les zones grises du lobbyisme au Palais fédéral
«De manière générale, je pense que la population veut une plus grande transparence des activités étatiques», constate Baptiste Hurni. Il s’est récemment étonné d’être abordé par une personne qui ne lui a pas dit spontanément pour qui elle travaillait. C’est cette zone grise que le nouveau parlement devra éliminer. C’est dans cette zone qu’œuvrent les représentants d’agences de communication qui ne sont pas membres de la SSPA et n’ont pas signé son code de déontologie. Baptiste Hurni juge primordial de bien identifier les personnes à qui l’on donne le droit d’entrer dans le saint des saints de la politique nationale. Lui-même ne délivrera un sésame qu’à un représentant de l’Asloca, «une association que je connais bien».
«Les parlementaires auront toujours besoin de nous. Les matières sont de plus en plus complexes. Nous faisons un travail d’explication dont ils ont besoin. Le lobbyisme est inhérent à notre système», résume pour sa part Christophe Hans, responsable des relations publiques d’Hotelleriesuisse et membre du comité de la SSPA.
De l’importance (ou non) de la salle des pas perdus
Est-ce important pour un lobbyiste d’avoir accès au Palais fédéral? «Le contact direct pendant les sessions reste très utile», affirme une lobbyiste. «Je rencontre beaucoup de gens en dehors du parlement. Disposer d’un badge d’accès n’est donc pas décisif. Mais le fait d’avoir son nom et sa fonction bien visibles permet de montrer à tout le monde qui je suis et pour qui je roule», commente Ueli Stückelberger, directeur de l’Union des transports publics (UTP), désormais parrainé par Aline Trede (Verts/BE), son précédent garant Karl Vogler (PDC/OW) ayant quitté la scène fédérale.
«Une part importante du lobbying se fait à l’extérieur des pas perdus», acquiesce Cristina Gaggini directrice romande d’Economiesuisse. Elle bénéficiait d’un laissez-passer délivré par Fathi Derder (PLR/VD), mais elle a renoncé à en demander un nouveau et se contentera, en cas de nécessité, de venir au parlement sur simple invitation d’un parlementaire.
Plusieurs représentants d’intérêts ayant perdu leur mentor ont décroché un nouveau sésame. Le directeur de l’Union patronale suisse (UPS), Roland Müller, était accrédité par Peter Schilliger (PLR/LU), qui n’a pas été reconduit. Il conserve son droit d’entrée au parlement grâce à Elisabeth Schneider-Schneiter (PDC/BL). Le représentant de Swisscom, Stefan Kilchenmann, a compensé la non-réélection de son cicérone Bernhard Guhl (PBD/AG) en faisant appel à Thomas Hurter (UC/SH). Cautionné par Anne Seydoux-Christe (PDC/JU), Alain Bovard, d’Amnesty International, le sera désormais par Charles Juillard (PDC/JU).
L’Union suisse des arts et métiers (USAM) a perdu ses deux relais politiques: son président Jean-François Rime (UDC/FR) et son directeur Hans-Ulrich Bigler (PLR/ZH) n’ont pas été réélus. Elle compense cette double absence en ayant fait accréditer son directeur adjoint Henrique Schneider par le conseiller aux Etats Thierry Burkart (PLR/AG).
Deux lobbyistes, naguère au bénéfice d’un badge d’accès, sont elles-mêmes devenues parlementaires: Sophie Michaud Gigon (Verts/VD), secrétaire générale de la Fédération romande des consommateurs, et Isabelle Pasquier (Verts/GE), de l’Initiative des Alpes. (B. W.)