C’est un débat trop passionné et trop dogmatique. Pour apaiser les tensions, le Conseil fédéral propose de modifier la loi sur les stupéfiants de manière à permettre des essais pilotes en matière de cannabis. Ceux-ci ne concerneront que 5000 personnes et ne seront menés que durant cinq ans au maximum. Les mineurs en seront exclus.

«Non, ce n’est pas un premier pas en direction d’une libéralisation du cannabis.» D’emblée, le conseiller fédéral Alain Berset a tenu à mettre les choses au point. «Notre seul but est d’acquérir des connaissances scientifiques.» Pourtant, la démarche s’inscrit dans l’esprit de la politique des quatre piliers initiée par Ruth Dreifuss dans les années 1990. Une politique axée sur la prévention, le traitement, la réduction des risques et enfin la répression, qui a permis de diviser par quatre le nombre de victimes par surdose en vingt ans.

Le cannabis est la substance illégale la plus consommée en Suisse. Un tiers de la population de plus de 15 ans l’a déjà expérimenté, tandis que 200 000 personnes en fument chaque mois. Pourtant, cette drogue – du moins celle qui présente un taux de tétrahydrocannabinol (THC) d’au moins 1% – est interdite. Elle ne peut être ni cultivée, ni vendue, ni consommée. Depuis 2013, les adultes en infraction peuvent être punis d’une amende d’ordre de 100 francs. Mais en matière de répression, de grandes différences subsistent entre les cantons.

Lire aussi: L’odeur du chanvre donne des maux de tête au voisinage

Cadre strict 
de l’expérience

Cette situation floue pose de nombreux problèmes. Dans les villes, les autorités font face à un marché noir qui n’essaie même plus de se cacher. La police déploie beaucoup d’énergie dans des interventions sans le moindre effet. Quant aux consommateurs, ils s’exposent à un produit échappant à tout contrôle, parfois coupé avec des additifs ou des métaux lourds.Dans le contexte d’un débat politique complètement bloqué, cinq élus de tout bord ont décidé de réagir. Dans une motion au contenu identique, les conseillers nationaux Regine Sauter (PLR/ZH), Angelo Barrile (PS/ZH), Regula Rytz (Les Verts/BE), Kathrin Bertschy (Vert’libéraux/BE) de même que le sénateur Roberto Zanetti (PS/SO) ont réclamé des tests au Conseil fédéral, qui, lui, a lancé une procédure de consultation.

Il en est ressorti des fronts tranchés, mais dans l’ensemble les partisans de l’ouverture l’emportent. Ils se recrutent dans 18 cantons, de la gauche au PBD, et émettent certes quelques réserves. Le camp des opposants se compose de l’UDC, du PDC et des évangéliques.Ce résultat positif a incité le Conseil fédéral à aller de l’avant, d’autant plus que plusieurs villes comme Genève, Lausanne, Bienne, Berne, Zurich et Bâle se sont dites intéressées à participer à un essai. Il fixe pourtant un cadre strict à l’expérience. Peuvent participer à l’essai des personnes de plus de 18 ans qui sont déjà des consommateurs. Celles-ci doivent s’engager à ne fumer que les dix grammes qu’elles recevront chaque mois et qu’en dehors de l’espace public, sans possibilité bien sûr de les revendre.

A Lausanne, le responsable de la Direction des sports et de la cohésion sociale, Oscar Tosato, s’est déclaré «très satisfait» de la décision du Conseil fédéral. La municipalité, qui vient d’ouvrir un local d’injection qui touche déjà 270 toxicomanes, compte bien participer à l’essai sur le cannabis. «J’ai mandaté l’association Addiction Suisse pour faire une étude de faisabilité en vue de mettre en place ce projet pilote», confie Oscar Tosato. Pour sa part, Jean-Félix Savary, secrétaire général du Groupement d’études des addictions, salue aussi la volonté d’ouverture du gouvernement, tout en formulant une critique. «Le Conseil fédéral pourrait être plus courageux. Dans un esprit fédéraliste, il pourrait laisser les villes qui le souhaitent libres d’aller de l’avant», relève-t-il. «Comme le modèle actuel ne fonctionne pas, il faut essayer des systèmes de réglementation contrôlés par l’Etat», précise Jean-Félix Savary.

Lire également: Le Conseil fédéral planche sur un accès facilité au cannabis médical

«Un jeunocide»

Dans le camp des opposants, Yves Nidegger ne cache pas le profond scepticisme qu’il éprouve à l’égard de ces essais. Sur la forme, selon lui, il est «hallucinant autant qu’absurde» de créer un club de happy few qui pourront consommer impunément du cannabis. Sur le fond, il aimerait bien connaître l’objectif du Conseil fédéral. «Soit celui-ci vise une baisse de la consommation, et dans ce cas il ne doit pas lever l’interdiction, ce qui dopera forcément la consommation. Soit il souhaite une hausse mieux contrôlée, et alors il doit quitter la posture hypocrite qui consiste à dire qu’il poursuit un but de santé publique par la prévention», commente Yves Nidegger.

Pour sa part, l’Association romande contre les drogues, qui vient de sortir une brochure soulignant les dangers du cannabis, craint le pire. «Le cannabis est un déclencheur de troubles au niveau du cerveau qui favorise la schizophrénie», déclare Marc Früh, membre du comité. «Nous sommes en train de détruire nos adolescents. Dans 10 à 20 ans, on parlera d’un jeunocide.»

On le voit, les passions ne sont pas près de se calmer. Le conseiller fédéral Alain Berset a tenu un discours ambigu lors de sa conférence de presse. D’un côté, il a voulu rassurer la population en soulignant qu’«il ne s’agit pas de remettre en question l’interdiction du cannabis». De l’autre, c’est forcément dans cette direction que les partisans de la libéralisation des drogues voudront aller si l’expérience s’avère concluante.