L’état de «situation exceptionnelle» n’a pas seulement mis les écoles et une partie de l’économie à l’arrêt. La crise a aussi figé la démocratie. La question s’est posée très vite: comment les institutions politiques peuvent-elles continuer leur travail en situation d’urgence, sans se réunir physiquement? interrogeait la conseillère nationale Doris Fiala dans une interpellation le 11 mars, peu avant l’interruption de la session de printemps.

Finalement, le parlement pourra tenir une session extraordinaire le 4 mai sur le site de Bernexpo, assez grand pour permettre aux élus d’observer les distances prescrites pas l’Office fédéral de la santé publique. Mais cette solution ne satisfait pas tout le monde. Elle suscite le débat entre ceux qui estiment que les députés feraient mieux de continuer à se confiner pour montrer l’exemple à la population, en laissant l’exécutif mener le pays, et ceux qui jugent au contraire le travail parlementaire indispensable en période troublée.

«Soit on se met en danger, soit on renonce à nos droits. Ce n’est pas idéal. Nous devrions trouver des alternatives, pour qu’au moins les commissions puissent continuer à faire leur travail», pense quant à elle Min Li Marti, conseillère nationale socialiste zurichoise. Dans le canton de Zurich, le législatif a siégé au Hallenstadion lundi dernier lors d’une session rediffusée par vidéo. Tables espacées de deux mètres, micros désinfectés après chaque intervention à la tribune: malgré ces mesures, un grand nombre d’élus ont manqué à l’appel, souvent parce qu’ils font partie des personnes à risque.

Un hackathon pour défier les institutions

Hannes Gassert espère que cette paralysie momentanée amènera les institutions à se réinventer profondément. Cofondateur d’Opendata.ch, une structure qui milite pour le libre accès et l’exploitation des données ouvertes, le Zurichois participera dès ce vendredi à un hackathon de 48 heures, Versus Virus, qui invite programmeurs, informaticiens et toute personne de la société civile à trouver des solutions innovantes à la crise. Sa proposition: créer les conditions d’un parlement d’urgence, numérique.

Lire aussi:  Comment améliorer la démocratie suisse? Les 15 propositions de nos lecteurs

«C’est un défi à la fois technologique et juridique», souligne Hannes Gassert, qui soulève deux difficultés principales: garantir la confidentialité des discussions des commissions, qui doivent se dérouler dans le secret. Et assurer les bases légales d’une séance législative à distance. En la matière, il existe déjà une piste de réflexion. «Les conseils ne peuvent délibérer valablement que si la majorité de leurs membres est présente», stipule la Constitution. S’agit-il d’une obligation de présence physique? Non, estime un avis de droit publié récemment.

Dans ce texte, le professeur Andreas Binder examine l’ordonnance Covid-19, à l’origine des mesures destinées à endiguer la propagation du virus, comme l’interdiction des manifestations publiques et privées. A l’article 6, elle précise que les assemblées de sociétés peuvent exercer leurs droits «par écrit ou voie électronique». Même si ce n’est pas précisé, cela vaut aussi pour les organes de décision politiques, aux niveaux communal, cantonal et fédéral, estime cet avis de droit.

«Parlement de beau temps»

Un parlement numérique d’urgence: est-ce bien nécessaire, alors qu’une telle crise arrive tous les cent ans? Hannes Gassert n’en doute pas un instant: «Nous n’avons pas été confrontés à la guerre depuis très longtemps, et pourtant nous continuons à investir de gros moyens dans l’armée. Il y aura d’autres crises. Nous ne devrions pas rester un parlement de beau temps, mais investir pour pouvoir faire fonctionner la démocratie en toutes circonstances», estime l’entrepreneur.

Nous ne devrions pas seulement investir des milliards dans l’économie. Mais aussi songer à investir dans l’avenir du système politique

Daniel Graf, créateur de WeCollect

Le plus gros défi relève peut-être de l’adaptation des dirigeants, qui comptent peu de «digital natives» dans leurs rangs. «Quelque chose est en train de changer et la Confédération n’est pas prête», renchérit Daniel Graf, créateur de WeCollect, un site permettant de récolter des signatures en ligne pour lancer initiatives et référendums. La démocratie directe en est restée aux affiches, aux livrets de vote et aux boîtes aux lettres. Tandis que la société civile, elle, s’empare sans hésitation des technologies à sa disposition: plateforme d’échange de services, collecte d’informations mises à disposition librement sur internet, télétravail généralisé.

Lire aussi:  Daniel Graf, le démocrate 4.0

Les centaines de milliers de connexions sur YouTube à chaque retransmission des conférences de presse de l’Office fédéral de la santé publique confortent Daniel Graf dans l’idée qu’il existe un potentiel inexploité pour davantage de participation citoyenne. «Nous ne devrions pas seulement investir des milliards dans l’économie. Mais aussi songer à investir dans l’avenir du système politique», estime-t-il.

D’ailleurs, pour lui, la révolution est déjà en cours: les jeunes activistes pour le climat sont parvenus à marquer les dernières élections fédérales profondément. Or, avant de mobiliser dans la rue, c’est d’abord en ligne qu’ils ont réuni leurs forces. Un vrai défi pour les élites politiques en place. Car la numérisation, lorsqu’elle facilite le débat, l’engagement pour des initiatives ou simplifie les voies de communication du pouvoir, implique aussi une forme d’ouverture de la démocratie.

Une communication obsolète

La pandémie met aussi à nu les lacunes et les retards, en Suisse, en matière de cyberadministration. Méthodes de communication obsolètes ou trop lentes de l’OFSP débouchant sur des informations incomplètes et une perte de vue de l’évolution de l’épidémie dans le pays. Absence de plateforme numérique nationale permettant de rassembler les informations auprès des médecins et hôpitaux. «Cette crise met le doigt là où ça fait mal. Nous devrions de toute urgence rendre les processus administratifs plus efficaces et transparents», relève Nicolas Zahn, politologue spécialiste dans la transition numérique du secteur public, engagé dans le think tank Foraus et Operation Libero.

Or les discussions touchant à l’identité numérique ou à l’e-voting font du surplace depuis des années. Elles butent sur les questions de protection des données et de sécurité. «Cette crise peut accélérer les choses, mais il ne faudrait pas non plus aller trop vite, nuance Nicolas Zahn. Parfois, les processus politiques ont besoin de temps et de blocages pour déboucher sur des consensus et des solutions. Il ne faudrait pas oublier l’esprit de la démocratie au nom de l’efficience technologique.»

Lire également:  Quand le marketing secoue la démocratie directe


Schaffhouse, laboratoire de l’identité numérique

L’élan pour une démocratie numérique viendra peut-être d’initiatives locales. Schaffhouse est le seul canton à avoir mis en place durablement une identité numérique, depuis 2018. Le petit canton fait dès lors figure de laboratoire pour le reste de la Suisse.

L’eID permet aux habitants de remplir des formulaires et régler des questions administratives en ligne, sans nom d’utilisateur ni mot de passe, mais avec leur smartphone et un code QR. Le premier pas se fait de manière classique: il faut d’abord se rendre au contrôle des habitants pour montrer son passeport, avant de se pouvoir entrer dans le système. Déclaration d’impôt, formulaires officiels: tous les échanges entre l’Etat et les citoyens passent ensuite par un portail numérique cantonal.

«Un atout pour le canton»

Au-delà des applications actuelles dans la cyberadministration, l’identité numérique est un prérequis pour la numérisation de la démocratie. C’est du moins ce qu’espère Sandro Scalco qui a lancé, début mars, une récolte de signatures dans les rues du canton, pour une motion populaire visant à permettre la collecte de signatures en ligne pour des initiatives cantonales. Une action interrompue par la crise. Mais que le jeune informaticien compte bien reprendre dès la fin de cette période: «L’identité numérique est un atout pour le canton: il le rend plus attractif pour les jeunes et les entreprises», souligne ce spécialiste en business innovation. C. Z.