Bible contre fièvre immobilière
Genève
Une fondation et une association évangéliques possèdent plus de 4 hectares à Vandœuvres. Les terrains pourraient valoir 160 millions de francs. Pourtant, pas question de vendre
Un havre de paix, parsemé d’arbres centenaires. Une étrange bâtisse des années 1920, quelques maisons du début du XXe siècle, un petit immeuble, une salle de conférences et une église moderne. Ça et là quelques jeunes, souriants mais discrets, qui vont et viennent. Sur la rive gauche genevoise, à la frontière entre Vandœuvres et Cologny, l’Institut biblique de Genève et l’église évangélique de Cologny sont installés sur onze parcelles, totalisant 4,3 hectares de terrain, en bordure du Golf Club de Genève.
Deux institutions au train de vie modeste et vouées au service de Dieu, à un jet de pierre d’un tout autre voisinage: les golfeurs les plus sélects du canton, une nuée de villas avec piscine, le banquier Pierre Darier, une résidence d’été de feu le roi Fahd ou encore le siège somptueux du World Economic Forum.
Pourtant, au vu de la taille des terrains qu’ils occupent, les évangéliques n’ont rien à envier à leurs voisins. Dans cette région de prestige, ils sont assis sur une véritable mine d’or. A titre de comparaison, une parcelle voisine de 5407 m2 – ancienne propriété du président ivoirien Félix Houphouët-Boigny – a été vendue en 2010 pour 15,35 millions de francs. Selon nos estimations, la valeur des 42 846 m2 que représentent ces onze parcelles pourrait ainsi atteindre 160 millions de francs (lire ci-dessous).
Qui sont ces irréductibles qui résistent à l’appât du gain, alors que dans la région les terrains s’arrachent à prix d’or? Et comment sont-ils arrivés là?
Les 4,3 hectares se divisent en deux entités distinctes. La plus petite, une parcelle de 15 440 m2, appartient à la Fondation Frederick Eck. L’église évangélique de Cologny, construite il y a 21 ans, y occupe 2530 m2 en droit de superficie. Mais la présence de l’église – anciennement «Assemblée du Chalet de la Tour» – remonte à 1907.
A l’époque, la propriétaire des lieux s’appelle Blanche-Louisa Eck. Vieille fille, elle a reçu la propriété, dite du «Chalet de la Tour», en héritage de son père, Frederick A. Eck, citoyen britannique d’origine écossaise. Selon son testament, dont Le Temps a obtenu copie, il avait acheté ce terrain «comme résidence d’été pour [sa] famille». Décédé en 1884, il lègue la propriété à ses trois filles. Lorsqu’elle meurt à son tour en 1929, la cadette, Blanche-Louisa, en est l’unique propriétaire – l’histoire ne dit pas pourquoi. Sans descendance, chrétienne convaincue, elle institue pour héritière de la propriété une fondation créée au nom de son père. Daté du 9 juillet 1926, son testament – que Le Temps a également consulté – en définit les buts: «Procurer des séjours de repos ou de convalescence à des personnes des deux sexes, en tout premier lieu à celles qui se seront usées et fatiguées au service de Dieu.»
Quatre-vingt-trois ans plus tard, les limites du terrain de la Fondation Frederick Eck ont peu évolué. Et pour cause: le testament stipule que «la fondation ne pourra vendre ou acheter du terrain que si cela est spécifiquement utile au but qu’elle poursuit».
A la fin des années 1960, une parcelle de 2358 m2 a tout de même été vendue à des privés pour financer la construction d’un petit immeuble destiné à accueillir d’anciens missionnaires. Les occupants actuels de l’immeuble, comme ceux du «Chalet», sont tous liés à la communauté évangélique. Selon nos informations, au début des années 1990, la Fondation a envisagé la construction d’un EMS. Mais un moratoire décrété par le Conseil d’Etat a tué le projet. Les statuts de la Fondation ont toutefois été modifiés en 1997, ajoutant aux buts «l’accueil des personnes et familles à revenu modeste ou en difficulté».
Cette disposition permet de valoriser quelque peu le terrain. Un projet serait actuellement à l’étude. Il s’agirait de construire une vingtaine d’appartements à loyers modérés, moyennant la vente d’une bande de terrain. Interrogé, le président de la Fondation, Bertrand Pasche, ne souhaite pas s’exprimer sur ce sujet. Quoi qu’il en soit, les buts de la Fondation instituée par Blanche-Louisa Eck écartent presque définitivement la perspective d’une vente de cette parcelle à prix d’or.
Les 2,8 hectares voisins, occupés par l’Institut biblique de Genève, ont un statut et un historique tout différents. Mais Blanche-Louisa Eck n’y est pas étrangère: c’est un de ses neveux, l’Ecossais Hugh Edward Alexander, qui est à l’origine de cet ensemble de dix parcelles. Un vaste parc autour du bâtiment principal, la salle de conférences et quatre petites maisons. Les terrains appartiennent à la société immobilière Le Roc (4 parcelles) et à l’association Ecole et action biblique de Genève (6 parcelles). Deux entités intimement liées, la seconde possédant l’entier des actions de la première.
Fondateur de l’Action biblique, une œuvre missionnaire, Hugh Edward Alexander est issu d’une famille presbytérienne. C’est lors de vacances passées en 1901 chez sa tante, au Chalet de la Tour, qu’il se convertit au mouvement évangélique, à l’âge de 17 ans. Après une formation à Glasgow, il revient à Vandœuvres et y approfondit ses études des Ecritures jusqu’en 1913. «A ce moment-là se développe, en Europe, un mouvement d’éveil spirituel, explique James Favre, engagé dans le mouvement évangélique et administrateur de la Société immobilière Le Roc. Alexander se lance alors dans des campagnes d’évangélisation en Suisse romande.»
Ayant épousé une femme qui a quelques moyens, il décide d’acheter une parcelle voisine de celle de sa tante et d’y construire une villa en 1913. Parallèlement, il rêve de créer une école biblique de langue française, hors du périmètre des universités. Se distanciant de la théologie protestante «classique», les évangéliques considèrent que la Bible, inspirée par Dieu lui-même, fait seule autorité. Pour eux, la conversion personnelle est donc essentielle. Ils considèrent aussi le message de l’Evangile comme universel, d’où la tradition missionnaire.
L’école voit le jour en 1919 au Ried, à Bienne, dans une propriété prêtée par la famille du peintre Paul Robert. Mais l’expérience prend fin en 1924: Hugh Edward Alexander a des démêlés avec la justice, il est arrêté et menacé d’expulsion, sur pression des autorités religieuses, hostiles à sa lecture littérale de la Bible. Il est rapidement réhabilité. De retour à Vandœuvres, «Alexander acquiert la conviction que les lieux pourraient convenir à son projet d’institut biblique, poursuit James Favre. Il avait décidé de vendre son terrain, sans trouver d’acquéreur. Il se réinstalle donc sur place et achète une nouvelle parcelle. Mais, ne voulant pas que le terrain soit à son nom, il crée la société Le Roc.»
Le 21 mai 1926, l’évangéliste possède ainsi, par l’intermédiaire de la société, près d’un hectare. Les travaux de l’institut débutent en automne et le bâtiment est achevé en septembre 1927. Financé par des dons de la communauté, il aura coûté 410 000 francs, et accueille sa première volée d’étudiants en 1928. Jusqu’en 1949, la société acquiert plusieurs parcelles voisines. «Surtout des champs», précise James Favre. Les terrains ne valent alors que quelques francs le mètre carré. Les six acquisitions intervenues depuis ont été faites au nom de l’association Ecole et action biblique de Genève, fondée en 1926 et inscrite au registre du commerce en 1965. Le dernier achat est finalisé en 2004.
Les membres des églises «Action biblique» de Suisse et de France ont financé l’essentiel de cette expansion. Aujourd’hui, l’Institut biblique de Genève – qui a formé plus de 2000 étudiants, pasteurs et missionnaires depuis sa création – est financé «par les 400 églises avec qui nous travaillons», explique son directeur, Pierre Klipfel.
Compte tenu de la valeur des terrains, pourquoi ne pas les vendre et faire profiter les églises des millions ainsi dégagés? «C’est vrai que ça vaut de l’or, sourit James Favre. Nous avons d’ailleurs vendu une parcelle il y a une dizaine d’années pour financer la rénovation de la salle de conférences. Mais, pour le reste, nous n’avons pas besoin de capital en liquide parce que, par la grâce de Dieu, nous tournons comme cela. En plus, l’institut est connu dans le monde entier, il perdrait de sa renommée s’il se déplaçait. Et puis Genève est une position centrale. Pour les enseignants français, par exemple, il est facile d’y accéder. Pourquoi aller ailleurs?»
Pour le directeur de l’institut, la question ne paraît pas saugrenue: «Je peux imaginer que certains ont songé à faire de l’argent. Mais, pour les chrétiens évangéliques, Genève est un lieu essentiel de la Réforme. Ces terrains sont mis à notre disposition par l’Action biblique pour former des pasteurs, on ne veut pas renier cette idée. Et puis nous ne sommes pas très portés sur l’argent. En tant que directeur, je gagne le même salaire qu’une caissière à la Migros. Chez nous, l’idée du contentement est importante, nous sommes ancrés dans la dimension de l’éternité. Ce que nous faisons, nous le faisons pour Dieu.»
En 1924, Hugh Edward Alexander est menacé d’expulsion, sur pression des autorités religieuses
«Nous ne sommes pas très portés sur l’argent. Ce que nous faisons, nous le faisons pour Dieu»