Les Biennois s’en seraient bien passés. Depuis plus d’une semaine, la Suisse entière parle de leur ville en lien avec cet imam libyen qui se fait appeler Abu Ramadan. L’homme à la barbe rousse réside dans le village voisin de Nidau, mais il prêche parfois dans la mosquée biennoise Ar’Rahman. Réfugié, depuis treize ans à l’aide sociale, ne parlant pas un mot de français ou d’allemand, il aurait tenu des propos haineux contre les Juifs, les Chrétiens et les Hindous. La traduction de ses propos prononcés en arabe au cours de son prêche est toutefois soumise à controverse.

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Cas isolé ou emblématique? Fait divers ou problème récurrent? A Bienne, environ 10% de la population est musulmane. La ville qui abrite 150 nationalités différentes recense 11 mosquées – leur nombre évolue constamment – que fréquentent les fidèles selon leur langue ou origine.

Dans le quartier populaire de Madrestch, là où se niche la mosquée Ar’Rahman, le cas d’Abu Ramadan a choqué mais n’a pas forcément surpris. Cela fait une dizaine d’années que cet endroit défraie la chronique. Cette semaine encore, le Ministère public de la Confédération (MPC) a confirmé avoir ouvert une procédure contre deux femmes domiciliées dans la région biennoise, soupçonnées d’être parties faire le djihad en Syrie. Toutes deux fréquentaient ce centre, celui-là même où le président du Conseil central islamique suisse, Nicolas Blancho, lui aussi sous le coup d’une enquête du MPC, tenait un séminaire coranique dans les années 2000.

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«Comme des chewing-gums»

Au café, M., un Marocain musulman établi depuis trente-cinq ans à Bienne, témoigne: «Si ma fille voulait aller à la mosquée, je le lui interdirais. Du moment où tu rentres en contact avec ces gens, tu es foutu. Ils sont comme des chewing-gums, toujours derrière toi, puis ils te tournent la tête.» M. dit avoir du mal à reconnaître sa ville. «Il suffit d’aller chez Otto le soldeur le samedi pour voir comme cela a changé ici.» Il dessine un voile imaginaire autour de son visage: «Les femmes sont fermées. Et s’ils te voient en train de boire une bière, ils ne te saluent plus.»

Winterthour, Genève et Bienne. Ce sont les trois villes où les cas présumés ou confirmés de voyageurs du djihad s’accumulent depuis que la Confédération les recense. La statistique n’est pas objective, dans la mesure où l'on ne connaît pas l’ensemble des lieux de résidence des candidats suisses au djihad.

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Mais à Bienne, le malaise dans certains quartiers est réel. Député socialiste au Grand conseil bernois et conseiller de ville (PS), Mohamed Hamdaoui fait partie de ceux qui estiment que leur ville fait face à un problème particulier. Son parcours personnel – il a aimé une jeune femme rencontrée au sud d’Alger à la fin des années 1980 qui s’est par la suite fait kidnapper par des islamistes et décapiter – et professionnel – il a couvert en tant que journaliste la campagne de votation sur les minarets et le séisme politique qui a suivi ce vote – lui impose de dénoncer. «Je comprends les autorités qui veulent assurer la paix sociale et refusent la stigmatisation. Moi aussi, je m’énerve lorsqu’on compare mon quartier de Madretsch à celui de Molenbeek. Mais parfois la prudence frise l’hypocrisie. Il ne faut pas se voiler la face. Je constate une évolution préoccupante.»

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Refuge pour sans-papiers et clandestins

On en revient rapidement à la mosquée Ar’Rahman. Selon Mohamed Hamdaoui, elle présente deux visages: «Elle joue un rôle social important, notamment en termes d’accompagnement scolaire. Cela explique aussi une certaine compréhension de la part des autorités qui préfèrent voir des enfants là que dans les rues. Mais en même temps, la moitié des gens qui vont prier dans ce lieu sont sans-papiers ou clandestins, un public forcément vulnérable qui peut vite se laisser berner par des discours ambigus.»

Certains fidèles séparent le bon grain de l’ivraie. Un habitant raconte qu’il s’informe par SMS du nom du prédicateur du vendredi. Si c’est Abu Ramadan, il ne va pas à la mosquée. La ville de Bienne a d’ailleurs reçu des témoignages anonymes critiques de musulmans, les alertant des propos tenus dans ce lieu, avant même que la polémique n’éclate dans les médias.

Des personnes qui fréquentent cette mosquée racontent qu’il s’y fait parfois des invitations à participer à des voyages «humanitaires» en Syrie. L’Association Arrissala, qui exploite le lieu voudrait se rendre incontournable, avec des appels à ne pas se mêler aux kouffar, autrement dit les mécréants, et des aides proposées dans tous les domaines: pour un déménagement, pour remplir une déclaration d’impôts, etc. «Ces appels au communautarisme m’inquiètent plus que les appels à la haine», souligne Mohamed Hamdaoui.

Insultes et impuissance

Géré par l’UDC Beat Feurer, le Département de la sécurité publique de la ville se défend de fermer les yeux. Il y a deux ans, il a mis en place un groupe de prévention contre l’extrémisme et la violence en général. Mais la ville n’a pas toutes les cartes en mains. «Il n’est pas facile de donner des réponses au niveau communal aux attentes de la population dans ce domaine, témoigne André Glauser, délégué à la sécurité de la ville de Bienne. Nous travaillons avec un certain cadre et nous avons des compétences limitées. Nous pouvons intervenir au niveau administratif avant tout et par la prévention.»

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Dans le cas de la mosquée Ar’Rahman, de ces prêches enflammés et de ses sans-papiers, si la ville intervient, c’est ainsi plutôt «dans le domaine du parcage, du bruit et de la police du commerce», affirme André Glauser. Et pour cause: le volet répressif est du ressort du canton de Berne, par sa police notamment. La surveillance des lieux et des personnes soupçonnées de radicalisation revient au Service de renseignement de la Confédération. «On nous accuse de ne rien faire. Les contribuables écrivent, appellent, parfois nous insultent. Mais nous sommes en train d’étudier les mesures possibles à notre niveau et les réalisons l'une après l’autre», assure André Glauser, dans son bureau, à l’orée du quartier de Madretsch.

Le numéro vert fonctionne

Avec l’appui de la ville de Zurich, Bienne s’est dotée d’un logiciel qui aide à détecter les tendances à la radicalisation. Et depuis le 1er septembre, une centrale téléphonique renseigne les citoyens en cas de problèmes d’extrémisme ou de violence en général. Deux employés du Département de la protection de l’adulte et de l’enfant ont été spécialement formés.

En une semaine, le combiné a déjà sonné plusieurs fois. «Nous avons eu des appels anonymes, plutôt des appels de suspicion en lien avec l’actualité je pense, explique Bruno Bianchet, chef du Département de la protection de l’adulte et de l’enfant. Notre personnel s’appuie sur un large réseau pour traiter toutes les communications. Mais ce centre de contact n’a pas pour vocation de devenir un lieu où l’on dénonce aveuglément des gens.»

Dans l’idéal, ce numéro vert devra contribuer à empêcher des départs vers des zones de guerre, comme le cas dévoilé cette semaine de ces deux Biennoises parties en zones de djihad. «Mais j’ai aussi l’impression qu’on est toujours en retard. Le problème ne sera bientôt plus d’empêcher des départs mais de gérer ceux qui reviennent», constate Bruno Bianchet.

Bienne n’est pas davantage concernée par la problématique de la radicalisation que d’autres villes de taille similaire

Au logiciel et au numéro vert succédera encore, prochainement, une information à la population et aux écoles. Autant de mesures. Cela signifie-t-il que les autorités admettent un problème spécifique à Bienne? André Glauser répond par la négative. «Bienne n’est pas davantage concernée par la problématique de la radicalisation que d’autres villes de taille similaire. Par contre, il est vrai qu’il y a une différence entre la situation réelle de la ville et sa réputation qui se base sur des articles et des feuilletons médiatiques.» Il résume bien le souci des autorités qui souhaiteraient que le dynamisme de Bienne soit davantage mis en avant, alors que la ville bilingue se prépare à accueillir le Festival du Film français d’Helvétie, la Coupe Davis de tennis et qu’elle inaugure ce samedi même la branche est de l’autoroute A5, synonyme de diminution du trafic dans la ville.

La question dérange. Bruno Bianchet y réfléchit: «C’est difficile à dire. Le problème existe dans tous les lieux où l’on a des problèmes sociaux. Les gens peu intégrés qui se rendent dans ces structures se sentent valorisés. Le communautarisme est le grand danger.» Et une chose est sûre, le fait que les mosquées sont aujourd’hui des lieux privés n’aide pas les collectivités publiques à intervenir. «Ce serait plus facile pour nous si ces mosquées avaient une manière de travailler plus ouverte et si la formation des prédicateurs était régie par la loi», affirme André Glauser.

«Lâchez-nous les babouches»

Las. Le canton de Berne est loin de vouloir s’immiscer dans les lieux de culte musulmans. Le Grand conseil est en train de réviser la loi sur les Eglises, qui ne concerne que les églises réformée évangélique, catholique romaine et catholique chrétienne. Le vide par rapport aux autres communautés religieuses profite aux intégristes de tout poil, craint Mohamed Hamdaoui. Il propose la mise en place par les pouvoirs publics d’une «charte religieuse», une sorte de label qui garantisse aux fidèles qui fréquentent un lieu de culte que ce dernier respecte l’ordre public, promeut l’intégration et prêche dans une langue nationale.

Avec Tasamouh, une initiative citoyenne de musulmanes actives dans la médiation et la prévention, le socialiste lancera aussi une série de tables rondes en novembre. Son nom: «Lâchez-nous les babouches». Face au ras-le-bol du radicalisme et de sa récupération politique, un réseau de citoyens musulmans de Suisse est aussi en train de se créer à Bienne. En attendant, avant d’aller prendre son quart dans une grande entreprise de machines-outils du bassin biennois, M. avoue que lorsqu’il prie, c’est chez lui. «J’irai à la mosquée le jour où elle sera propre.»


Chronologie

Début 2000: Nicolas Blancho, président du Conseil central islamique suisse, tient un séminaire coranique le vendredi à la mosquée Ar’Rahman de Bienne.

2003: Mise en examen de Christian Ganczarski, dit Abou Ibrahim, pour son implication dans un attentat à Djerba. L’homme entretient des contacts avec le centre islamique Salah à Bienne. Il sera condamné en 2009 à 18 ans de prison.

2005: Un Biennois d’origine tunisienne s’évapore de Suisse. Rebaptisé «Abou Saad al-Tunsi», il sera retrouvé mort en Irak, où il combattait aux côtés d’Al-Qaida. Il fréquentait la mosquée Ar’Rahman.

2011: Le jeune gymnasien biennois Majd N. s’enfuit de Suisse. Il finit embrigadé par Jabhat al-Nosra en Syrie. Il aurait trouvé la mort en 2015, exécuté par l’Etat islamique. Il allait à la mosquée Ar’Rahman.

2014: Premier rapport TETRA, sur les «voyageurs du djihad» par la Confédération.

2015: Création par la ville de Bienne d’un groupe de prévention contre l’extrémisme et les violences.

2017: Un imam qui se fait appeler Abu Ramadan provoque la polémique après avoir tenu un discours soumis à controverse dans la mosquée Ar’Rahman.

2017: Deux femmes, l’une établie à Nidau, l’autre à Bienne, seraient parties en Syrie faire le djihad. Elles sont sous enquête du Ministère public de la Confédération. Elles fréquentaient la mosquée Ar’Rahman.

2017: Bienne met en place un numéro vert contre la radicalisation et la violence.