Les cinq millions de tonnes de matériau d'excavation sont évacuées grâce à la ronde d'une dizaine de barges pareilles au Regula, affretées par le consortium de trois entreprises du chantier de l'A5. Une solution inédite, testée à Neuchâtel par les routes nationales, vu l'exiguïté du terrain.
Des gravats bons pour la faune et la flore lacustres
La moitié environ des matériaux est réutilisée pour le chantier, ou transportée par chaland à la cimenterie de Cornaux par le canal de la Thielle. Mais la plupart des bateaux, comme le Regula ce matin-là, s'occupent de l'élimination de l'autre moitié des gravats: 2,5 millions de mètres cubes sont noyés au fond du lac. Noyés pour le bien de l'environnement, assure Blaise Zaugg, le responsable du bureau d'ingénieurs en environnement Aquarius, qui a imaginé le procédé. Il consiste à restaurer la zone littorale des fonds lacustres, draguée pendant des décennies pour l'extraction du gravier, en comblant les fosses devenues inhospitalières pour la faune et la flore aquatiques. Les matériaux sont triés en amont, amenés par tapis roulants sur les chalands, transportés par ceux-ci jusqu'aux pontons de noyage et déversés au fond du lac par un tube plongeur télescopique empêchant la dispersion des particules.
Ce surcroît d'activités sur le lac (une vingtaine de transports supplémentaires par jour) a été entaché ces huit derniers mois par deux accidents, dont l'un mortel. Mi-juillet, l'Yverdon, 52 mètres, convoyant des matériaux pour Expo.02, chavirait aux abords de la plate-forme de Cornaux dans le canal de la Thielle. Un batelier est mort noyé.
Mi-février, le Neptun se retournait entre son chargement à Bevaix et le noyage à Vaumarcus, au large de Saint-Aubin. Miracle: l'équipage a été repêché, sain et sauf. Sur le chantier, on évoque la fatalité: «Les transports se sont multipliés, les risques aussi», déclare un responsable.
Quand la fatalité n'explique pas tout
Mais la fatalité n'explique pas tout. La police cantonale confirme que lors des deux naufrages, la charge maximale autorisée avait été dépassée. Dépassée de 60 tonnes dans le cas de l'accident mortel de Cornaux, de 40 tonnes dans celui du Neptun, soit environ 15% de surcharge.
«Le procédé est connu», soupire Maryline Varagnat, secrétaire de la section construction du service sécurité et prévention de la SUVA. «Pour l'entreprise, c'est une plus-value: plus elle remplit le bateau, moins elle a de trajets à effectuer.» Werner Aebersold, le directeur de l'entreprise Marti, responsable du chaland retourné à la mi-février, proteste: «Nous ne donnons aucune directive au batelier dans ce sens-là. Et de toute façon, la surchage est infime, elle ne suffit pas à renverser le bateau.» L'entreprise conteste la charge maximale de 272 tonnes inscrite sur le permis de circulation, affirmant, document d'expert à l'appui, qu'une modification permettait depuis peu au Neptun de charger 408 tonnes. Mais les papiers officiels n'en portent pas la trace.
Sur le terrain, la «triche», intentionnelle ou pas, est un jeu d'enfant. Pour charger les gravats à Bevaix, le chaland s'amarre sous l'extrémité du tapis roulant. C'est l'aide-pilote, un ouvrier généralement formé sur le tas, qui va mettre en route le tapis roulant, acheminant les matériaux du chantier au bateau. La terre s'écoulant, le pilote et son aide la répartissent sur le pont, en reculant le bateau manuellement. L'équipage équilibre la charge à vue. Quand le bateau s'enfonce jusqu'à la ligne de flottaison, marquée en blanc sur la coque, il est chargé au maximum.
Une surcharge qui n'apparaît pas sur la quittance
L'aide-pilote stoppe alors le tapis roulant et récupère la quittance qui indique la charge utile. «Mais le tapis finit parfois son tour. Il mesure près de 300 mètres. Vous obtenez ainsi l'excédent de matériaux», explique un expert de la SUVA. Une surcharge illégale mais discrète, qui n'apparaît pas sur la quittance. Par temps agité, les vagues peuvent envahir la caisse et alourdir encore l'embarcation. Il en faut peu pour faire chavirer l'appareil.
L'entreprise Grandguillaume, propriétaire de l'Yverdon, reporte une partie de sa faute sur le constructeur du bateau, sorti d'usine il y a à peine trois ans. La surchage n'est pas une pratique courante, selon Blaise Zaugg, chargé de la surveillance du trafic pour le compte de l'Etat de Neuchâtel. Mais les contrôles policiers sont rares, les bateliers le savent. Depuis le début de l'année, la police du lac n'a effectué que trois sorties, trois contrôles d'exploitation. Elle n'a guère les moyens de faire mieux: à mesure que les transports ont augmenté sur le lac, l'effectif des policiers a diminué. Ils ne sont plus que deux aujourd'hui.
Il neigeote sur le lac de Neuchâtel, le Regula a repris son sillage. Inutile de se presser: là-bas au chargement, le tapis roulant s'est déchiré. Les aléas font partie du métier. n