Justice
Le récent procès de Fabrice A. a placé les experts au cœur des débats. Responsable du Service de médecine et psychiatrie pénitentiaires vaudois, le professeur Gravier porte un regard critique sur cette évolution

Les experts psychiatres deviennent les acteurs toujours plus incontournables des grandes affaires criminelles. Le récent procès de Fabrice A., condamné à Genève à la prison à vie ainsi qu’à un internement simple, a réservé une place centrale, et parfois mouvementée (dans sa première édition avortée), à l’audition de ces spécialistes. Le professeur Bruno Gravier, responsable du Service de médecine et psychiatrie pénitentiaires du canton de Vaud, analyse cette évolution problématique.
Le Temps: Avec l’internement et surtout sa version «à vie», des exigences de plus en plus lourdes pèsent sur les épaules des experts. Faut-il y voir une dérive?
Bruno Gravier: Le scénario qui se dessinait au moment du vote de l’initiative sur l’internement à vie s’est vérifié. On pousse les experts à se prononcer au-delà des limites de leurs compétences sans accepter qu’un pronostic à vie relève de l’art divinatoire et non d’une démarche scientifique valide. L’expertise, qui doit fondamentalement statuer sur la responsabilité pénale, devient maintenant une expertise de dangerosité où l’évaluation du risque de récidive violente et les attentes liées aux vertus hypothétiques d’un traitement, ou à son échec, prennent une place prépondérante. On assigne un rôle démesuré à la psychiatrie.
– Comment les psychiatres vivent-ils l’épreuve du procès pénal?
– Hormis quelques praticiens chevronnés, la plupart des psychiatres vivent ces audiences avec réticence. Beaucoup de jeunes collègues renoncent d’ailleurs à faire des expertises pour ne pas avoir à subir la violence de certaines mises en cause. Le rapport est avant tout un éclairage, mais plus il prend de poids dans le devenir d’un accusé, plus l’expert est susceptible d’être contesté. Tout est bon à attaquer. Le fond, la méthode, les instruments, voire les qualités professionnelles ou personnelles de l’expert.
Ce qui s’est récemment passé à Genève, avec les experts français, est assez éloquent. Il est regrettable d’en arriver à de telles extrémités. On en vient à des jeux d’audience qui ne donnent pas l’image d’une justice sereine. Il est heureux que l’autorité de recours, puis les nouveaux juges, aient pu dans cette affaire rétablir une vision plus appropriée du travail qui avait été effectué par les experts.
– On pourrait penser que vous refusez toute critique. Vos conclusions ne devraient-elles pas être discutées?
– L’expertise doit être discutée, c’est la règle et c’est nécessaire. Les conclusions doivent pouvoir être étayées. La discussion ne doit pas empêcher que tous les acteurs du procès soient respectés. La justice ne peut se rendre dans la vindicte, même si les conclusions d’un expert ne conviennent pas ou ne vont pas dans le sens attendu. Qu’un crime soit horrible et qu’il faille le sanctionner par la plus lourde peine, sûrement. Mais qu’on soit amené à sacrifier à l’émotion et à désigner comme boucs émissaires ceux qui pourraient faire obstacle au prononcé d’une mesure extrême, cela pose un vrai problème.
Si la société souhaite pouvoir condamner les grands criminels à une peine infinie, il vaut mieux revenir à un droit qui sanctionne l’acte en tant que tel et non pas les potentialités criminelles futures de celui qui a commis cet acte sur la base d’un pronostic qui reste forcément hypothétique malgré tous les progrès effectués en la matière.
– Pourtant certains de vos confrères se risquent à des pronostics définitifs, et estiment que les experts doivent donner des réponses pragmatiques à la justice. Existe-t-il un débat au sein de la psychiatrie forensique à ce sujet?
– Cette position est très isolée et n’engage que ceux, très rares, qui l’ont exprimée. Il n’y a pas de véritable débat à ce propos dans la profession. Aucune société de psychiatrie ne tient actuellement pareil discours, qui n’a aucune validité scientifique. Il y a une quasi-unanimité pour dire qu’aucun pronostic n’est fixé à vie. On peut donner des indications avec une certaine fiabilité sur la présence d’un risque à court, voire à moyen terme. Au-delà d’un certain temps, c’est impossible, même si la personne présente d’indiscutables traits de personnalité qui peuvent être considérés comme facteurs de risque de violence.
– Les tribunaux recourent-ils trop aux mesures, y compris celle du traitement en milieu fermé?
– Le nombre de mesures de traitement institutionnel prononcées va largement au-delà des possibilités thérapeutiques réelles. L’évolution d’un individu est tributaire de nombreux facteurs: son rapport à la sanction, les rencontres qu’il pourra effectuer, le milieu social dans lequel il va évoluer, son insertion professionnelle, etc. Pour beaucoup qui y sont astreints, un travail thérapeutique personnel ne prend pas vraiment de sens. Cela ne veut pas dire qu’un traitement est inutile. Il peut être nécessaire et profitable dans nombre de cas, mais il ne faut pas en faire la panacée et encore moins le présenter comme LA réponse à une trajectoire délinquante.
Dans ce contexte, subordonner l’avenir d’une personne à un seul traitement psychiatrique est source d’illusions et surtout de désillusions. La mesure thérapeutique en milieu fermé est le plus souvent utilisée dans une perspective de contrôle social plutôt que de réhabilitation. Les détenus ne s’y trompent pas et préfèrent éviter cet article 59 qui les fait rester en prison plus longtemps que la durée de leur peine.
– Demander aux experts si un prévenu est incurable, c’est une mauvaise question?
– Le crime n’est pas une maladie. Dans la plupart des affaires graves, on ne se trouve pas face à une pathologie mentale mais en présence d’un trouble de la personnalité. Un tel trouble ne se prend pas en charge comme une maladie. Il est l’expression d’une histoire personnelle, d’une manière d’être qui met l’individu en marge des normes et qui peut s’exprimer par des conduites antisociales, de la violence, ou la recherche d’une emprise sur autrui.
Pour que la personne effectue un travail thérapeutique, il faut qu’elle prenne conscience que sa délinquance prend ses racines dans son propre fonctionnement psychique et que la possibilité d’un changement procède avant tout de son choix personnel d’affronter ce qu’elle a cherché à évacuer dans le passage à l’acte. Il s’agit bien d’une démarche qui fait appel avant tout à la capacité de la personne à se remettre en cause, et à affronter ses propres zones d’ombre. Tout cela dépend d’abord de sa capacité à accepter que le problème est d’abord le sien. Cela ne se programme pas.
– Vous admettez une certaine impuissance?
– Le psychiatre peut accompagner des gens qui ont ce type de difficulté, les aider à faire les liens avec une histoire souvent douloureuse et mieux comprendre pourquoi ils recourent à un acte délinquant, et en conséquence mieux anticiper les situations à risque. Effectivement le psychiatre ne peut pas faire grand-chose sans l’adhésion de son patient et la reconnaissance par celui-ci de sa responsabilité dans les actes pour lesquels il a été condamné. Il en va de la psychiatrie comme de toute la médecine. Une fois cela posé, on sait que le traitement, notamment avec des auteurs d’infractions sexuelles, lorsqu’il est mené par des professionnels expérimentés, diminue clairement les taux de récidive.
– Quelle est l’idée plus difficile à faire passer?
– Que l’obligation de soins ne fait pas de miracles, surtout avec quelqu’un qui pense que la contrainte qui lui est faite est d’abord une forme de vengeance sociale, et que l’échec thérapeutique n’est pas le fruit de l’incompétence du psychiatre ou de l’insuffisante densité du traitement. Cela dit, ce n’est pas parce qu’un prévenu est figé dans une position de déni que toute évolution est impossible. Il peut exister de véritables changements en dehors de tout parcours de soins. En ce sens la sociothérapie conserve toute sa valeur et a permis des changements appréciables et des trajectoires exemplaires.
– Vous vous êtes longtemps battu pour accroître les moyens alloués aux soins, à la recherche et à la prévention. Avec quels résultats?
– En vingt ans nos approches se sont étoffées, professionnalisées et nous avons pu intéresser nombre de praticiens au travail thérapeutique dans ce domaine. Compte tenu des attentes et des contraintes du Code pénal, il y a encore beaucoup d’efforts à faire pour diversifier les prises en charge et disposer des structures nécessaires. Il faut indiscutablement plus de places dans des établissements appropriés pour les détenus en grande souffrance psychique. Il faut aussi développer des formes de détention qui permettent un accompagnement thérapeutique soutenu sans rejeter certains détenus dans des établissements spécialisés, ce qui ne fait que les marginaliser et les conforter dans une vision monstrueuse d’eux-mêmes.
– Des progrès ont-ils été accomplis dans la prise en charge des délinquants taxés de psychopathes?
– Il n’y a pas de molécule miracle. Les avancées se font petit à petit en travaillant des approches qui prennent mieux en considération le fonctionnement psychique particulier de ces sujets et leurs déficits émotionnels. Cela dit, la qualification de psychopathie ne correspond pas à un véritable diagnostic. Au-delà des représentations médiatiques ou cinématographiques qui brouillent les pistes, la notion de psychopathie ne repose actuellement que sur un score à une échelle. Celle-ci donne des indications utiles mais n’autorise pas à figer une personnalité dans un pronostic immuable.
– Il y a vingt ou trente ans, une peine de réclusion à perpétuité était rare et considérée comme très lourde. Aujourd’hui, notamment avec les mesures d’internement, l’attente de sanctions radicales est bien plus élevée. Quelles sont les répercussions de ce climat sécuritaire sur les prisons?
– On est dans un autre monde. Auparavant, la prison, du moins en Suisse, se concevait comme un passage vers la resocialisation. Maintenant, c’est un lieu où certains vont vivre et parfois mourir. La durée des détentions s’allonge considérablement, la population carcérale prend de l’âge, présente des pathologies de plus en plus sévères. Dans un monde où l’espoir d’un retour à la liberté s’amenuise, l’épuisement guette les professionnels confrontés à des situations beaucoup plus tendues que par le passé.