Selon Agnès Hirschi, ce n’est qu’au milieu des années 1990, en plein scandale des fonds en déshérence, que son père fut réhabilité. «On l’a découvert» parce qu’il était «utile» pour la Suisse, on l’a cité en exemple. Mais c’est grâce au travail de promotion de la Fondation que cela put être réalisé. A cette époque, la Suisse avait besoin d’un symbole car ici, on ne célèbre pas les héros», déplore-t-elle.
L’exposition à Walzenhausen a pour but de mieux faire connaître l’œuvre de l’homme. Et au fil des ans, les hommages se multiplient, surtout à l’étranger. Le diplomate fut candidat au Prix Nobel de la paix, par trois fois. En 2006, l’ambassadeur suisse à Budapest, Marc-André Salamin, lui a rendu hommage lors d’un discours, qualifiant son travail de «la plus grande opération de sauvetage, érigée en système, du XXe siècle». De l’autre côté de l’Atlantique, c’est une autre forme d’hommage qui lui sera rendu. Hollywood prépare un film intitulé Walking with the Enemy, un portrait d’Elek Cohen, jeune Juif membre du cercle de Carl Lutz, qui infiltra le camp nazi pour mieux le combattre. La sortie est prévue cet automne et le rôle du Suisse sera interprété à l’écran par William Hope.
Carl Lutz (1895-1975), est né en Appenzell et bénéficia de l’éducation religieuse méthodiste de sa mère, Ursula Lutz. Il aide l’entreprise familiale avant de tenter sa chance aux Etats-Unis, où il entre à la Délégation suisse à Washington en 1920. Cette opportunité le convainc de s’engager dans la diplomatie. Un jour de janvier 1935, la veille de son affectation pour Jaffa, sa mère lui écrit, citant Esaïe: «Il sera un père pour les habitants de Jérusalem et la maison de Judas.» Le jeune vice-consul ignore que son expérience en Palestine, à l’époque du Mandat britannique (1921-1947), le forgera pour son avenir, et que les mots de sa mère seront à ce point prophétiques. C’est durant ces années en Terre sainte, où il est en charge de la défense des intérêts allemands, qu’il est sensibilisé aux problèmes des Juifs. Assistant impuissant aux nombreuses violences entre communautés, il aide de son mieux les citoyens allemands – y compris les Juifs – résidant en Palestine. Carl Lutz y demeure jusqu’en 1942, où il est ensuite envoyé à Budapest, ce qui changera le cours de sa vie.
Dans la capitale hongroise, le vice-consul représente, outre la Suisse, les intérêts de 14 nations – dont les Etats-Unis et la Grande-Bretagne –, qui ont toutes rappelé leurs ambassadeurs respectifs. A cette époque, la Hongrie, sous l’égide du régent Miklòs Horthy, est engagée auprès de l’Allemagne nazie. La paranoïa grandissante du Führer, inquiet de voir Budapest le trahir, ne laisse guère le choix au régent: le 19 mars 1944, la Wehrmacht et un détachement de SS conduits par Adolf Eichmann envahissent la Hongrie. A cette époque, plus d’un demi-million de Juifs résident dans le pays et mènent une existence précaire, mais relativement épargnée. Les persécutions s’intensifient et dès le 15 mai, les premières déportations vers Auschwitz débutent.
Plongé dans l’horreur de la guerre, Carl Lutz entreprend de monter un stratagème, avec un cercle d’intimes, afin de permettre aux Juifs hongrois de fuir la barbarie. Une alliance hétéroclite comprenant des organisations juives locales, des diplomates de pays neutres (Vatican, Suède, Espagne et Salvador notamment) et le délégué du CICR Friedrich Born naît ainsi, pour former un véritable réseau clandestin. Carl Lutz se joue des nazis par une ruse: près de 8000 lettres de protection (Schutzbrief) sont émises comme sauf-conduits pour permettre aux Juifs de s’enfuir. Estampillées des armoiries suisses, elles stipulent que leurs détenteurs sont protégés. A l’origine, ces 8000 certificats étaient prévus dans le cadre du Livre blanc britannique, lequel instaurait l’émigration de 75 000 Juifs en Palestine sur cinq ans (1939-1944). Le diplomate exploite les faiblesses de ses interlocuteurs pour négocier: menace de procès à la fin des hostilités, suprématie du droit international en temps de guerre… tous les prétextes étaient bons pour gagner du temps. Il utilise le terme «unité» auprès des autorités du IIIe Reich, afin de les induire en erreur: ce sont donc 8000 familles – et non individus –, soit près de 62 000 Juifs, qui ont pu quitter Budapest ou s’y cacher.
Pour mener à bien son plan, Carl Lutz étend l’extraterritorialité à quelque 72 bâtiments de la capitale hongroise, dont des bureaux appartenant aux représentations étrangères qu’il servait, et des commerces juifs désertés. A tel point qu’un district entier bénéficie de la protection helvétique. Cet acte reste à ce jour «l’application de l’immunité diplomatique la plus étendue jamais observée», d’après Xavier Cornut, historien. Parmi ces abris, la «Maison de Verre», sise au 29 Vadasz Utca, le siège d’un grossiste en verre juif, a été transformée en «Département d’émigration de l’ambassade de Suisse» à l’automne 1944. Elle sert aujourd’hui de musée à la Fondation Carl Lutz.
Certaines familles conservent encore la fameuse Schutzbrief, délivrée par Carl Lutz, dans le patrimoine familial. Mike Cohen est de ceux-ci. Enseignant de science politique, il réside actuellement en Israël. Il nous confie: «Mon grand-père Laszlo a servi dans l’armée hongroise et s’est rebellé contre le régime nazi. Pour cela, il a passé plusieurs années dans un camp de travaux forcés. Ma grand-mère, Irene, s’occupait seule de ses enfants: ma mère Tzippora et mon oncle Moshe. Le vice-consul Lutz et son épouse Gertrud les ont aidés en leur donnant une Schutzbrief. Ils ont placé ensuite ma mère dans un jardin d’enfants, sous la protection du CICR. Elle fut la seule survivante avec deux enfants, les autres ayant subi une rafle: ils ont été exécutés par les Croix fléchées (ndlr: les fascistes hongrois qui renversèrent le régime en 1944) et leurs corps jetés dans le Danube. Rescapée, ma famille a été recueillie par Carl Lutz et placée dans la «Maison de Verre» jusqu’à la fin de la guerre.»
Agnès Hirschi a elle-même reçu une Schutzbrief. Née à Londres, elle possède la nationalité britannique et c’est pour ce motif que sa mère, Magda Grausz, l’a emmené voir le vice-consul Lutz. «Comme il représentait les intérêts anglais, il était en mesure de nous aider. Non seulement nous avons bénéficié de sa protection, mais il a également engagé ma mère comme dame de jour à la résidence de l’ambassade britannique, où nous sommes restées jusqu’à la fin de la guerre. Après Noël 1944, les bombardements devenant incessants, nous nous sommes réfugiés dans la cave de la maison où nous habitions (ndlr: la résidence de l’ambassade britannique) pendant deux mois, et ce jusqu’à la libération», raconte celle qui devint sa fille adoptive.
L’histoire ne s’arrête pas là. En 1944, peu de gens sont au courant de la politique d’extermination des Juifs par le régime nazi. Le 10 avril, deux Juifs slovaques, Rudolf Vrba et Alfred Wetzler, s’échappent d’Auschwitz et rédigent leur témoignage. Connu plus tard comme le «rapport Vrba-Wetzeler» ou «Protocole Auschwitz», ce document de 40 pages est traduit en allemand et diffusé à travers la diaspora juive en Europe. Une de ces versions arrive entre les mains de Carl Lutz, qui l’envoie immédiatement à Berne. Désirant ne pas s’attirer les foudres du IIIe Reich, on lui demande de garder l’information secrète. Frustré, il contourne l’obstacle en confiant le document à Florian Manoliou, diplomate roumain travaillant à l’ambassade de Roumanie à Berne. Le protocole arrive finalement à Genève, au consulat du Salvador, où George Mandel-Mantello, Juif d’origine hongroise, diffuse l’information à la presse suisse. Elle est ensuite relayée auprès de grands médias internationaux et c’est ainsi que le monde apprend, stupéfait, l’étendue des crimes nazis. Dans une note envoyée le 20 juillet 1944 à George Mandel-Mantello, Carl Lutz écrit: «J’ai vu des journaux suisses avec des rapports complets des horreurs commises sur les Juifs de Hongrie. Les responsables de ces actes sont furieux. Ils sont persuadés que la nouvelle a été transmise par la valise diplomatique suisse. A ce que je sais, ce n’est pas le cas. Mais la manière dont l’information a été diffusée importe peu. Ce qui compte, c’est le résultat.»
Aujourd’hui, les récents hommages rendus à Carl Lutz, quoique tardifs, font la joie du président de la commune de Walzenhausen, Hans-Rudolf Bänziger. «C’était un homme formidablement courageux. Son courage, c’est ce qui manque cruellement aujourd’hui en politique. Il a ainsi prouvé que l’action d’un seul homme peut changer les choses. Et que même dans des situations difficiles, on doit prendre ses responsabilités , et agir selon sa conscience.»
«La Suisse avait besoin d’un symbole, car ici on ne célèbre pas les héros», souligne sa fille adoptive