Grande Interview
Elue surprise au Conseil des Etats dimanche dernier, la Verte neuchâteloise fait une entrée tonitruante en politique fédérale. A quelques semaines de ses premiers pas sous la Coupole, rencontre avec une «justicière» déterminée à transformer le pays

Le 20 octobre, Céline Vara est passée directement d’élue cantonale neuchâteloise à conseillère aux Etats. Sans passer par le Conseil national – le but original – qui paraissait pourtant loin il y a encore deux semaines. Meilleure élue du canton, elle a très largement devancé les deux favorites socialistes pour ravir au PS le siège de sénateur qu’il occupait depuis deux décennies. Tout en entrant dans l’histoire: elle est la première femme verte à rejoindre la Chambre des cantons.
Mais n’est-elle pas trop inexpérimentée pour ce poste? A ceux qui posent la question, elle aime répéter qu’elle fait de la politique depuis quinze ans. Présidente des Jeunes Verts neuchâtelois à 21 ans, elle a gravi les échelons cantonaux. Pas à pas. Election au législatif de sa commune de Cortaillod, puis à l’exécutif, présidence du parti cantonal, vice-présidente des Verts suisses et, en 2016, entrée au Grand Conseil.
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Alors, certes, sa carrière est rapide. Et dimanche dernier, elle a connu un brusque coup d’accélérateur. Mais ça tombe bien, dit-elle, car la situation presse: l’urgence climatique n’attend plus. Rencontre avec une nouvelle arrivante qui promet de faire friser certaines cravates au Conseil des Etats.
Le Temps: Quelques jours après la victoire, réalisez-vous ce qui vous arrive?
Céline Vara: Non. Je me le répète en permanence pour essayer de me convaincre que, vraiment, je vais à la Chambre des Etats. Et que je dois me préparer! C’est inimaginable. Toutes ces fois où j’ai visité le parlement pour m’asseoir au Conseil national en me disant que, peut-être, un jour… Mais jamais, jamais je ne me suis imaginée aux Etats.
Quel sentiment domine?
Le sentiment est partagé. De la joie extrême bien sûr, de l’euphorie même. Pas seulement pour moi, mais aussi pour mon parti et pour la politique suisse, pour le changement. Le résultat est tellement bon que nous allons devoir changer de locaux. Ceux du Palais fédéral sont trop petits, nos locaux privés également. Et puis, sinon, j’ai quand même la trouille! Je garde d’habitude la tête froide, mais là je me dis que l’enjeu est à la hauteur du défi que je m’étais fixé. J’ai cette particularité d’être assez bileuse, il va falloir assurer.
Vous aviez prévu d’entrer au Conseil national, vous entrez aux Etats. Qu’est-ce que ça change pour vous?
Je suis une femme de conviction, et dans une petite chambre comme aux Etats, on peut davantage convaincre ses collègues. Pour cela, c’est une chance. Par contre, en ce qui concerne la langue, je veux bien sûr parler de l’allemand, je progresse, mais mon niveau est encore insuffisant. Mes connaissances auraient suffi pour le Conseil national, mais aux Etats il n’y a aucun service de traduction.
Je n’ai pas de leçon à recevoir sur ma manière d’être, même si j’ai encore beaucoup à apprendre en politique
Vous pouvez quand même parler français si vous voulez…
Dans les commissions, on est moins écouté en français, en plénum aussi. Je veux vraiment pouvoir un jour débattre en allemand. Dès mon élection, Lisa [Mazzone (Verte/GE)] m’a tout de suite briefée pour que je mette la sixième sur les cours de langue. Je vais intensifier et voilà! Ça va aller. Ensuite, en ce qui concerne le travail parlementaire, je n’ai pas la science infuse, je vais devoir apprendre beaucoup de choses. J’espère rapidement!
Outre la langue, on a entendu lors de la campagne qu’il faudrait peut-être dompter votre spontanéité débordante si vous entriez au parlement fédéral. Allez-vous suivre ce conseil?
Non. J’ai été la femme la mieux élue du canton. Je n’ai pas de leçon à recevoir sur ma manière d’être, même si j’ai encore beaucoup à apprendre en politique. Pendant la campagne, j’ai été le paratonnerre de ma liste, la femme à abattre. J’ai eu droit à beaucoup de remarques sexistes ou paternalistes, de la part des candidats comme des journalistes. Alors maintenant que la population m’a choisie, je pense que je vais rester fidèle à moi-même.
Avez-vous des liens d’intérêt à déclarer?
Non. Je suis indépendante. J’ai une étude d’avocats mais c’est tout. Par contre, j’ai effectivement été contactée par des lobbys dès mon élection. Sans y répondre.
Lors de vote campagne, vous avez bénéficié du coaching de Nicole Baur, déléguée neuchâteloise à l’égalité. Qui va vous accompagner maintenant?
Le staff actuel va rester autour de moi. Maintenant il est clair qu’avec Fabien (Fivaz [Vert/NE, élu au Conseil national] nous allons chacun prendre une assistante parlementaire. Les postulations sont ouvertes. Mais j’espère également que je ne serai pas toute seule aux Etats. Nous devrions être une fraction verte, ce qui est inespéré et rassurant!
Quelles sont les premières mesures que vous souhaitez voir être mises en place?
La priorité numéro un, c’est la loi sur le CO2. Nous allons pousser au maximum pour obtenir des mesures ambitieuses.
Même si j’ai choisi la voie institutionnelle, je fais partie des gens qui auraient été capables de s’enchaîner à une centrale nucléaire
L’avènement de nouvelles taxes fait cependant jaser. Comment les ferez-vous accepter?
Après les élections fédérales, le premier constat est que la population veut des mesures. Elle nous a soutenus, nous sommes légitimes pour mettre en œuvre ce que nous avions annoncé. Dire que le peuple est contre n’est pas vrai. Ces nouvelles taxes ont par ailleurs un objectif clair qui prend tout son sens une fois expliqué: la survie de notre espèce. Je crois que les gens comprennent parfaitement ça.
Tout de même, les régions périphériques tremblent.
Je suis très attachée au principe du pollueur payeur. Celui qui veut acheter une voiture très polluante, c’est un choix, mais il faudra le payer. C’est une question de responsabilité individuelle. Après, nous mettrons par exemple la pression sur les transports publics, qui sont beaucoup trop chers. Il y a énormément de mesures d’accompagnement à mettre en place. En parlant de taxes ou d’interdictions – des pesticides, par exemple – je souligne que nous sommes également très soutenus dans les campagnes, à Neuchâtel en tout cas, où plus de 30% des producteurs sont bios, chiffre en augmentation. Evidemment, il faut donner les moyens aux agriculteurs d’opérer une transition.
La droite craint de voir ses libertés individuelles disparaître. Qu’y répondez-vous?
C’est une autre génération. L’urgence climatique nécessite des réponses immédiates, et cela demande des efforts. Je ne sais pas comment le dire autrement. Mais rendons-nous compte que vivre dans un peu plus de sobriété, ce que j’appelle la sobriété heureuse, cela apporte aussi énormément. Pour être confrontée aux problèmes de la société tous les jours dans mon travail, je peux vous dire que les gens consomment sans cesse davantage d’antidépresseurs. Et que ceux qui ont déjà beaucoup ne vont pas mieux en ayant toujours plus.
Vous êtes avocate, comment vous situez-vous vis-à-vis d’Extinction Rebellion?
Je ne peux pas inciter à la désobéissance civile. Mais je la comprends. Avant les vacances d’été, lors de la sortie du dernier rapport catastrophique du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), je me suis dit que si les Verts ne faisaient pas un bon score aux élections fédérales, j’arrêterais la politique pour passer à quelque chose de plus intensif. Même si j’ai choisi la voie institutionnelle, je fais partie des gens qui auraient été capables de s’enchaîner à une centrale nucléaire. La colère, je la ressens aussi. Mais, pour moi, la limite reste le respect des institutions démocratiques et des avis contraires.
Nous avons reçu un mandat de la population, maintenant il faut assurer
Avez-vous d’autres combats que l’écologie?
Ils sont nombreux. La politique familiale tout d’abord, qui me concerne directement en tant que jeune mère active. On m’a tout de suite demandé si j’allais pouvoir concilier mon élection avec ma fille. J’ai dit: «mais j’espère bien!» La Suisse est le pays de l’OCDE qui investit le moins pour ses familles alors que nous sommes l’un des plus riches. Nous pourrions nous payer un congé parental sans problème! Comme je suis spécialisée en droit de la santé, toutes les questions y relatives m’intéressent également. Je suis très attachée au système social telle qu’on le connaît. Je me battrai pour préserver ces acquis.
Vous sentez-vous attendue au tournant?
Oui, bien sûr. Les Verts le sont. Nous avons reçu un mandat de la population, maintenant il faut assurer. Serons-nous déçus nous-mêmes car sans majorité nous allons nous ramasser des raclées? C’est possible. Même avec toute l’insistance dont nous faisons preuve. Cela dit, les Verts sont en politique mais aussi dans la rue. Tant que la population est derrière nous, cela portera nos combats sous la Coupole.
Comment votre famille perçoit-elle votre engagement?
Mon père est arrivé en Suisse enfant, avec mes grands-parents qui ont quitté la Sicile pour venir travailler dans les usines de La Chaux-de-Fonds. Il a travaillé sur les chantiers, puis comme manutentionnaire à la Migros. Ma mère était fleuriste. Pour eux, c’est gigantesque. Ils ont l’impression que leur fille est sur un petit satellite. Dimanche dernier, ma mère était très émue. Et elle avait aussi très peur. Je la comprends, c’est une mère.
Vous êtes d’origine modeste. Qui vous a politisée?
Moi-même. On ne discutait pas politique à la table familiale. Les injustices du monde m’ont mobilisée d’elles-mêmes. Je suis un peu justicière, je ne sais pas pourquoi. Mais c’est comme ça, je le fais pour moi avant tout. Si je ne fais rien, c’est pire et je me sens mal. J’ai deux choix: affronter la tempête ou me faire engloutir. Il y a trop de choses terribles dans ce monde pour ne pas se rebeller. J’avais dit une fois que si un jour la police m’appelait en me disant «venez chercher votre fille, elle s’est fait arrêter dans une manifestation», au fond je serais très fière!
Pour combattre ces injustices, vous êtes devenue avocate. Allez-vous garder votre étude?
Je ne veux pas l’abandonner, je l’ai créée moi-même à 26 ans, j’y tiens. Mais des arrangements vont être nécessaires, il faudra définir des priorités. C’est mon problème, j’ai toujours voulu tout faire. Il me faudrait trois vies pour faire tout ce qui m’intéresse. C’est frustrant, il faut laisser des choses de côté. Mais là il est clair que mon nouveau mandat passe avant tout. Sauf avant ma famille, sur laquelle je ne ferai pas l’impasse. J’ai la chance inouïe d’avoir un compagnon sur lequel je peux compter, qui me comprend et qui travaille à 80%. Parfois, je trouve que je ne vois pas assez Mathilde (sa fille de 2 ans et demi). C’est dur, mais c’est comme ça. J’ajoute que je remettrai mon siège au Grand Conseil neuchâtelois. Il n’y a pas de double mandat chez les Verts.
Entre toutes vos activités, comment faites-vous pour tenir?
Ce qui me fait le plus de bien c’est de passer du temps avec Pierre et Mathilde, des balades en forêt ou en montagne, quelques vacances à la mer, la Sicile en été. J’aime également beaucoup danser! J’ai fait de la salsa pendant très longtemps. Autrement, beaucoup de lecture et de la musique.
Il vous reste un peu plus d’un mois d’ici à la première session de la législature (le 2 décembre). Quel est le programme?
Me préparer. Travailler l’allemand de manière intensive. Mon professeur privé n’est jamais venu au Palais, je lui ai promis une visite lors de mon premier jour. Et puis partir en vacances un petit moment avec ma famille, sûrement à Berlin. Pour m’immerger un peu.
Questionnaire de Proust
Un adjectif pour qualifier la citoyenne que vous êtes?
Passionnée.
Quelque chose à changer dans le système suisse?
Sa lenteur.
Trois politiciens ou politiciennes que vous admirez?
Micheline Calmy-Rey, Alexandria Ocasio-Cortez et Lisa Mazzone.
Trois que vous aimez moins?
Difficile de citer des noms de personnes avec qui je vais devoir travailler. Je ne suis pas mécontente que Jean-François Rime n’ait pas été réélu. J’ai bien évidemment beaucoup de peine avec Donald Trump. Et il y aurait encore d’autres personnages situés de l’autre côté de l’échiquier politique que je ne citerai pas.
Un tournant historique pour vous?
Le mouvement des suffragettes en Grande-Bretagne. J’ai récemment acheté un livre pour ma fille sur les grandes dames qui ont fait le monde et j’ai redécouvert ce moment dans l’histoire. Elles ont eu beaucoup de courage.
Un pays où vous pourriez vivre en dehors de la Suisse?
Difficile. La Suisse alémanique est un pays?
Si votre fille vous annonce qu’elle veut se lancer en politique?
Son père est socialiste, sa mère est Verte, pourvu qu’elle reste à gauche!
Votre plat préféré?
Les endives au jambon!
Profil
Octobre 1984 Naissance à La Béroche (NE)
Avril 1990 et décembre 2000 Naissance de son frère puis de sa sœur
Septembre 2011 Obtention du brevet d'avocate
Juin 2012 Election au Conseil communal de Cortaillod
Janvier 2013 Rencontre avec Pierre, son compagnon
Janvier 2017 Naissance de Mathilde, sa fille
20 octobre 2019 Election au Conseil des Etats