Nous voulions parler du monde après le covid et voilà que le monde est rattrapé par une nouvelle crise, la guerre en Ukraine.
C’est le nouveau monde, celui où les crises se succèdent. La conscience de ce nouveau monde existe depuis les années 1980, les années Tchernobyl, drogues, VIH/sida. A ce moment-là, on a parlé d’une nouvelle formation sociétale que le sociologue Ulrich Beck a appelée la société des risques. Ces trente dernières années, les risques se sont multipliés et là ils s’enchaînent, que ce soient les pandémies ou les conflits. Cette société des risques passe par l’abandon de la société où tout est assuré, de l’Etat social qui s’occupe de tout. Désormais chaque personne sait qu’elle vit dans une société où elle est confrontée à des risques: de la vie et de la survie.
L’individu serait donc, selon vous, de plus en plus face à lui-même et non plus face à la société?
Oui, l’individu réalise qu’il doit penser à lui, qu’il doit développer une capacité à dialoguer avec lui-même, une réflexivité. Ces crises, en effet, ne renforcent pas la solidarité. On ne devient pas plus social, mais plus individualiste. L’individu n’agit plus quand Dieu le lui dit ou suite à une impulsion venant d’«en haut». Il a besoin d’arguments. Par exemple, les manifestations anti-covid, sans les justifier, étaient le résultat de cette perte de crédibilité de l’autorité, de ce besoin, pour faire quelque chose, de devoir se convaincre soi-même. Tout comme la décision des jeunes Ukrainiens d’aller se battre.
Personne ne leur a dicté leurs actions, c’est largement un choix individuel, issu d’un dialogue entre soi et soi. Cette capacité de dialogue avec soi peut être comprise comme une étape de développement individuel, une quatrième phase de socialisation, lors de laquelle nous développons cette existence unique, mais aussi cette solitude qui consiste à apprendre à nous parler à nous-même, se soucier de soi. A trouver nous-mêmes des réponses.
A lire aussi: Cinquième vague: dis-moi à quelles règles tu désobéis, je te dirai qui tu es
Vous parlez de 4e phase de socialisation, quelles étaient les autres?
Depuis les années 1950, on distingue trois phases de socialisation: les premières années de la vie et la création de la confiance de base, l’adolescence et l’acquisition des compétences sociales et le passage à l’âge adulte avec le développement d’une personnalité. Aujourd’hui, ce n’est plus suffisant, car cette personnalité n’est plus une fin en soi. Elle est trop statique pour répondre aux défis quotidiens. Elle doit être plus malléable pour répondre aux changements. Mais cette malléabilité signifie aussi une fragilité qui demande le développement d’une réflexivité individuelle capable de lier le souci de soi à une société des risques.
Selon vous, la société est donc en pleine transformation?
Effectivement. Avec l’avènement de ce besoin de se soucier de soi, de cette réflexivité, chaque individu se voit et doit se positionner continuellement dans la société. Cela affaiblit les groupes de référence comme la famille. Toutefois cela renforce la capacité des personnes à décider ce qu’elles font en fonction de ce qui est bien pour elles. Avec le covid, certaines personnes se sont dit qu’elles travaillaient trop ou qu’elles voulaient se rapprocher de la nature.
En fait, c’est un renforcement de l’individualisme?
Oui, c’est l’apogée de l’individualisme. A ne pas confondre avec l’égoïsme. Derrière cette réflexivité, il y a les fondements d’une société pacifiée qui est une société du respect de l’autre: l’individu unique sait qu’il doit respecter autrui pour être respecté en retour dans son individualité.
Vous parlez dans vos écrits d’une accélération de la société. Quelle accélération?
Avec le covid, il y a eu une accélération des sentiments d’insécurité. Il faudra voir comment nous digérerons ces deux ans. Le covid, comme la guerre, rajoute une couche à la fragilité imaginée, et souvent vécue. Pour l’heure, les individus sont à la recherche d’une réponse, d’une manière de se projeter dans le futur; nous sommes encore dans la souffrance. Comme le dirait le sociologue Niklas Luhmann, il y a un «bruit», comme le covid, la guerre, toujours présent dans nos têtes, qu’on ne comprend pas, qui dérange et qui empêche de se projeter dans le futur.
A relire: Après la crise mondiale, la Suisse ne sera plus la même
Ces dernières années, on assiste aussi au retour des mouvements sociaux
Il y a quatre grandes familles de mouvements sociaux: pacifiste, féministe, solidaire et écologiste. Ils ont émergé en 1968, se sont transformés dans les années 1980 et sont de retour depuis quelques années. Il ne manquait que celui défendant la paix – mais voilà, il a ressurgi avec la guerre en Ukraine. Ces quatre mouvements se parlent, s’observent, sont en lien. Mais contrairement aux anciens mouvements, ils n’agissent pas sur la responsabilité des gens et ne tiennent pas de discours idéologiques ou conceptuels. Ils sont issus de la souffrance des gens qui veulent changer le cours des choses. L’exemple type est Greta Thunberg qui, par exemple, ne prend pas l’avion. Elle n’est pas dans la critique idéologique des autres. Elle est dans la démonstration, par elle-même, qu’on peut vivre autrement. On en revient à l’individualisme réflexif: on commence par le souci de soi, qu’on partage dans les médias sociaux, pour en faire un mouvement de personnes qui partage non pas l’idéologie, mais le comportement: manger végane, pas de voiture, etc. J’appelle cela des égo-mouvements, les mouvements subjectivant. Ces activistes sont à prendre au sérieux. Ils nous gouverneront dans dix ou quinze ans.
Dans dix ans, les individus seront-ils plus radicalisés?
Ces mouvements sont parfaitement anti-idéologiques. Les activistes réfléchissent sur eux-mêmes. J’ai suivi l’occupation de la cafétéria à l’Université de Genève. Les étudiantes et les étudiants exigeaient des menus à 5 francs et ils ont gagné. Leurs revendications étaient très terre à terre, ils ne demandaient pas la fin du capitalisme. Ce n’est pas une dépolitisation, mais c’est une autre manière de faire de la politique.
Que ce soit avec le covid ou la guerre, n’assiste-t-on pas à une internationalisation des problèmes?
Cela n’est pas nouveau. Tchernobyl ou le VIH ont touché tous les pays. Depuis les années 1990, les Etats-nation perdent leur pouvoir et leur crédibilité pour créer de la solidarité. Dans la crise ukrainienne, les Etats-nation sont incapables d’agir. Mais cela ne signifie pas pour autant que la forme étatique n’existe plus. Les forces supranationales gagnent en pouvoir tout comme les forces urbaines.
Mais durant la crise du covid, la population attendait et suivait les recommandations de l’Etat
C’est vrai. Mais dans les pays où l’Etat voulait tout gérer, il était plus fragilisé. Par contre, il s’en est mieux sorti lorsqu’il a collaboré avec les associations ou les organisations locales. Il a alors même gagné en crédibilité, grâce à la co-création de réponses au covid.
A lire aussi: En Suisse, des personnalités symboles du changement
Parmi les témoignages que « Le Temps » a recueillis sur ce qu’il reste de l’après-covid, plusieurs témoins évoquent la solidarité. Va-t-elle perdurer?
Oui, je le pense, mais peut-être pas dans les formes traditionnelles, mais dans les mobilisations plus informelles; par l’engagement pour l’autre, pour son propre bien; par le pragmatisme qui s’est installé dans les associations sociales qui mobilisent d’une autre manière; par le sens pratique qu’elles produisent pour qui s’engage.
D’autres évoquent la consommation plus locale. Va-t-elle réellement se poursuivre?
Oui. Ce n’est pas le covid qui a créé ce phénomène, mais il a joué un rôle d’accélérateur. Durant la pandémie, les habitantes et les habitants notamment des villes ont constaté qu’il y avait un parc près de chez eux ou un petit magasin qui vendait des produits locaux. La paysannerie est de retour en ville et l’économie circulaire est valorisée. On le voit avec le recours au recyclage. Les friperies connaissent, par exemple, un vif succès.
Et le télétravail, est-il un acquis de cette crise comme l’espèrent plusieurs de nos témoins?
Là encore, il existait déjà, mais le covid a clairement servi d’accélérateur. Il va se poursuivre, d’autant qu’il peut permettre d’importantes réductions de coûts.
Pensez-vous que la guerre en Ukraine pourrait aussi jouer un rôle d’accélérateur dans certains domaines?
Je peux me tromper, mais elle pourrait accélérer l’anti-nationalisme. Ce sera peut-être la fin de ces régimes autoritaires. Ce discours nationaliste, repris par tous les amis de Poutine, risque d’être mis à mal. J’espère également que la défense nationale va se transformer en défense régionale, européenne en ce qui concerne la Suisse. L’aviation ukrainienne a été détruite très rapidement. Cela prouve bien qu’il ne sert à rien d’acheter des avions uniquement pour la Suisse. Une aviation solitaire est inutile. Nous avons besoin d’une défense européenne qui à terme pourrait remplacer l’OTAN.
Mais avant que ces changements ne se réalisent, nous allons de nouveau vivre une grande période d’incertitude
Cette période d’incertitude ne va pas se terminer. Aujourd’hui, les gens apprennent à vivre avec elle. Ils veulent juste qu’elle ne devienne pas un danger pour l’existence de l’humanité. Dans la vie de l’individu, l’incertitude s’est installée comme normalité.
Les gens ne sont-ils pas choqués par cette incertitude?
Les jeunes moins que les vieux. Des gens veulent faire des congés sabbatiques, il y a plus d’investissement à court terme. Il y a la volonté d’être bien aujourd’hui ou demain, sans penser à l’après-demain. On n’est plus dans des plans de vie.
Dans vos écrits, vous parlez beaucoup de changements, d’incertitudes, mais vous insistez aussi sur l’importance des rituels. N’est-ce pas contradictoire?
Non, pas du tout. Les rituels actuels sont caractérisés par la désinstitutionalisation, la transformation et l’invention. Moins de gens se rendent régulièrement à l’église, mais les rituels spirituels comme les fêtes de mariage n’ont pas diminué. Nous avons aussi constaté que davantage que les rituels, c’est leur préparation qui est importante. Elle permet une projection vers le demain en le liant au hier. Les rituels produisent un imaginaire d’un rythme de vie et ainsi une perspective, fondamentale pour supporter l’incertitude de la vie. Les rituels et les routines individualisées permettent d’enrayer l’incertitude de demain. Notamment, les routines sont souvent inventées dans une logique hyper-individualisée, c’est-à-dire unique à chaque individu.