Une jolie campagne, vraiment. Des cours d’eau, des collines boisées, de vertes prairies où paissent chevaux et bovins, des mas presque provençaux. Et puis tout à coup au loin, ces quatre énormes pots de yaourt crachant de la vapeur blanche. Claude, qui ce matin-là coupe de l’ortie pour en faire du purin, dit: «Je ne les vois même plus, comme un Parisien ne voit plus la tour Eiffel. Ils sont plantés là, ils font partie du décor.»

Plaine de l’Ain, à 40 km de Lyon, la centrale nucléaire du Bugey s’étale sur cent hectares. Quelque 16 milliards de kWh produits en 2010, soit 40% de la consommation en électricité de la région Rhône-Alpes. Un mastodonte qui emploie 1200 salariés. «Un monstre sénile», corrigent les écologistes du coin, très remontés après la catastrophe de Fukushima-Daiichi. Ils vont pique-niquer ce samedi à Marcilleux, hameau qui jouxte la centrale. Une manifestation pacifique pour réclamer sa fermeture.

Albane Colin, jeune élue verte au Conseil régional: «Elle a plus de 30 ans, c’est l’une des anciennes centrales de France avec Fessenheim (Bas-Rhin) et comme là-bas les incidents se multiplient. Allez sur le site de l’Autorité de sécurité nucléaire (ASN) et vous obtenez toute la liste.» Le site en question énumère en effet une série d’anomalies récentes dont «un problème de mesure de débit d’eau et une usure prématurée des coussinets des groupes électrogènes de secours». Un militant du Réseau «Sortir du nucléaire» décode: «Ces groupes prennent le relais en cas de perte d’alimentation électrique extérieure, pour continuer à assurer les fonctions vitales de la centrale. La perte d’alimentation électrique d’un réacteur est un facteur de risque d’accident nucléaire majeur.» La Suisse toute proche fait part elle aussi de son inquiétude. Au point que les CFF, qui détiennent une participation de 2,5% dans les réacteurs 2 et 3 du Bugey, souhaitent sortir du capital. Au nom du Conseil administratif, Sandrine Salerno, la maire socialiste de Genève, a de son côté adressé le 15 mars dernier un courrier à la conseillère fédérale Doris Leuthard rappelant «que la France avec ses 59 réacteurs représente un sérieux danger» et lui demandant entre autres «d’entamer des discussions avec ses voisins européens afin d’encourager l’arrêt progressif et définitif de la production nucléaire sur le plan international».

Elle précise au Temps: «La centrale du Bugey, qui à vol d’oiseau est située à 70 km de Genève, est très dangereuse, on y trouve de l’uranium mais aussi du plutonium. Les craintes d’accident sont réelles au regard de l’ancienneté de l’installation.» Ces propos ont été rapportés à Alain Litaudon, le directeur de la centrale du Bugey, rencontré sur le complexe. «Plutonium? s’étonne-t-il. Non, nous n’en avons pas, notre combustible de base est l’uranium. S’agissant des chemins de fer suisses, j’ai lu cela dans la presse mais aucun courrier ne m’est à ce jour parvenu. Je vous précise à ce sujet que notre actionnariat est détenu à 17,5% par des sociétés suisses.» L’homme est un spécialiste de la sécurité nucléaire. Il a œuvré plusieurs années en Chine puis au Tricastin, cette centrale de la Drôme devenue tristement célèbre le 8 juillet 2008 après une fuite d’uranium. «J’ai l’habitude de gérer les crises médiatiques», sourit-il. Crise médiatique? Rien de plus grave donc? «Soyons clairs, se reprend-il, il y aura un après Fukushima comme il y a eu un après Three Mile Island et un après Tchernobyl. Mais j’ai le sentiment que des leçons sont tirées à chaque fois et qu’en conséquence notre centrale est aujourd’hui plus sûre qu’en 1974. Notre priorité absolue est la sécurité, 50 millions d’euros ont été investis dans ce sens.»

Le site du Bugey traverse actuellement une période de maintenance, l’unité de production n° 4 vient de débuter sa visite décennale, un check-up complet où tout est contrôlé. Son résultat conditionne la décision de l’ASN pour valider la poursuite de son exploitation dix années supplémentaires. «De plus, enchaîne le directeur, suite à la catastrophe du Japon, le premier ministre a commandé à l’ASN un audit des 19 centrales nucléaires françaises.»

Cela a gonflé les effectifs du Bugey. Jusqu’à 1000 intervenants prestataires extérieurs sont aujourd’hui présents sur le site. Ce qui n’est pas du goût d’Alain Chabrolle, vice-président de la région Rhône-Alpes, étiqueté Europe Ecologie-LesVerts: «On envoie des entreprises privées sous-traitantes incompétentes faire les travaux de maintenance, les employés sont mal formés, peu encadrés, ce sont des cobayes du nucléaire. Nous condamnons une privatisation rampante qui pourrait être très préjudiciable pour la sécurité de tous.»

Alain Litaudon ne dément pas la cascade de sous-traitants sur son site mais il certifie «qu’ils offrent toutes les garanties professionnelles même si nous avons eu à constater à de très rares occasions une non-qualité». Autre préoccupation: le risque sismique. «La région est typiquement exposée à des séismes de magnitude 6», lit-on sur le site de l’Institut des risques majeurs basé à Grenoble. La probabilité établit toutefois une fréquence à tous les 300 ans.

Selon le Bureau de recherche géologique minière, au moins 5 centrales nucléaires se situent en France en zone sismique modérée, c’est-à-dire tout de même de niveau 3 sur un maximum de 5. Bugey fait partie de cette liste.

L’ASN en sa qualité de gendarme du nucléaire s’intéresse également aux effets concomitants comme la rupture de barrage. Cela concerne le site du Bugey qui très en amont est confronté au barrage de Vouglans dans le Jura. Une rupture pour cause de séisme ou attentat semble cependant écartée. Heureusement car elle causerait un véritable tsunami noyant 46 communes de l’Ain et engloutirait la place Bellecour de Lyon sous six mètres d’eau, écrivait récemment le journal Le Progrès.

La centrale du Bugey affirme prendre en compte ces périls. «Nous avons regardé le séisme le plus important dans la région en mille ans, c’était en 1822, en faisant en sorte que la centrale résiste à une secousse deux fois plus importante avec l’épicentre juste sous le réacteur», explique Alain Litaudon. Une digue a été érigée mais, après l’inondation de la centrale nucléaire du Blayais (Gironde) causée par la tempête de décembre 1999, les études ont été reprises et un muret a été monté «de la hauteur d’une table».

A Saint-Vulbas, bourgade la plus proche du colosse atomique, on se dit peu angoissé par cette proximité nucléaire. José, un habitant, lâche: «Si ça pète comme au Japon, on sera tous contaminés, que l’on vive à un ou 500 kilomètres d’ici.»

Le maire n’ouvre pas sa porte aux journalistes, ordre du préfet. Les familles se disent bien informées grâce à une brochure mensuelle éditée par la centrale. Des exercices de confinement sont réalisés régulièrement et le site teste très souvent ses sirènes spécifiques. Tous les riverains habitant à moins de 2 km possèdent chez eux des pastilles d’iode. «Mais les derniers comprimés reçus étaient périmés depuis 2007», regrette José.