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Du chaos au succès, la saga du train en Suisse

Le 9 août 1847, il y a tout juste 175 ans, fut inaugurée la première ligne ferroviaire du pays, entre Baden et Zurich. La Suisse a depuis confirmé sa volonté de faire du rail un ciment national

Une réplique du Spanisch-Brötli-Bahn de 1847 a été présentée à l'occasion des 150 ans de l'arrivée du chemin de fer en Suisse, en 1997. — © KEYSTONE
Une réplique du Spanisch-Brötli-Bahn de 1847 a été présentée à l'occasion des 150 ans de l'arrivée du chemin de fer en Suisse, en 1997. — © KEYSTONE

«Ce tour changea le monde du voyage. Ce voyage initia le tourisme de masse. Cette invasion donna naissance à la Suisse moderne.» C’est en ces termes que l’écrivain voyageur britannique Diccon Bewes, installé à Berne depuis près de vingt ans, décrit, dans Un Train pour la Suisse, le périple effectué en 1863 par son compatriote Thomas Cook, dont le nom est resté lié à une célèbre agence de voyages tombée en faillite en 2019 avant de renaître en ligne un an plus tard.

De Genève à Pontarlier en passant par Chamonix, le Valais, Kandersteg, Interlaken, Lucerne et Olten, le groupe de sept voyageurs emmené par Thomas Cook découvrit la Suisse et les Alpes en utilisant, partout où c’était possible, le train. Sinon, ce fut la diligence, le mulet, le bateau ou… les pieds. Les visiteurs d’outre-Manche découvrirent certaines des premières voies ferrées construites en Suisse, entre Martigny et Sion et entre Lucerne, Olten, Neuchâtel et Pontarlier.

Leur curiosité et le récit qu’ils firent de cette expédition – notamment le carnet de route d’une des participantes, Jemima Morrell, qui a servi de trame au livre de Diccon Bewes – donnèrent l’impulsion nécessaire pour que la Suisse étende son réseau, notamment dans les Alpes. «Le premier tour organisé par Cook en Suisse fut le moteur du développement de la Suisse», écrit Diccon Bewes.

Une Suisse en retard

Mais revenons quelques années en arrière. La première ligne fut inaugurée il y a tout juste 175 ans. C’était le 9 août 1847, entre Zurich et Baden, une liaison surnommée le «Spanisch-Brötli-Bahn», en référence à une pâtisserie plus argovienne qu’espagnole qui pouvait ainsi être livrée toute fraîche à Zurich.

En fait, non: la première voie ferrée aménagée sur sol helvétique ne reliait pas l’Argovie à Zurich. Un court tronçon de deux kilomètres avait été construit en 1844 entre Bâle et le bourg frontière de Saint-Louis, en direction de Strasbourg. Mais l’histoire officielle retient la date du 9 août 1847, et l’année 2022 est placée sous le signe de la commémoration de cet événement.

Une réplique du Spanisch-Brötli-Bahn de 1847 a été présentée à l'occasion des 150 ans de l'arrivée du chemin de fer en Suisse, en 1997. — © KEYSTONE
Une réplique du Spanisch-Brötli-Bahn de 1847 a été présentée à l'occasion des 150 ans de l'arrivée du chemin de fer en Suisse, en 1997. — © KEYSTONE

Les Suisses étaient alors en retard sur les Anglais. C’est en effet outre-Manche que le train a été mis sur les rails. Dès 1825, les locomotives à vapeur construites par l’ingénieur Robert Stephenson circulaient sur des lignes régulières. A gauche, comme il se doit, ce qui est encore le cas aujourd’hui dans de nombreux pays tels que la Suisse, la France, la Belgique ou l’Italie.

L’historien français Paul Bairoch s’est étonné du retard accusé par la Suisse dans un domaine industriel où l’on pouvait l’imaginer pionnière. Il l’a expliqué par quatre facteurs, rappelés et analysés par l’historien neuchâtelois Laurent Tissot dans la Revue d’histoire des chemins de fer: le relief montagneux, l’absence de grandes villes, la rareté du charbon et la structure non centralisée de l’Etat.

Une foison de compagnies régionales

Certes, les villes de Bâle et de Zurich, économiquement prospères et attentives aux développements observés dans les pays voisins, manifestaient de l’intérêt pour la construction de voies ferrées. Mais la guerre du Sonderbund, entre 1845 et 1847, ralentit les choses. Et la structure fédéraliste ne simplifiait rien: en 1852, le parlement fédéral refusa de centraliser les chemins de fer et adopta une loi qui conférait aux cantons le droit d’octroyer des concessions. Nerf de la guerre, le financement devait rester privé, mais les cantons et les communes restaient libres de verser des subventions aux concessionnaires. «On voyage encore dans un brouillard plus ou moins dense jusque dans les années 1860», relève Laurent Tissot.

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Une foison de sociétés régionales virent le jour: la Compagnie du Central-Suisse, les Chemins de fer du Nord-Est, l’Union-Suisse (lac de Constance et Grisons), la Compagnie de l’Ouest-Suisse, la Compagnie du Simplon (ou Ligne d’Italie, en Valais), la Compagnie de l’Est-Ouest (Berne). Paul Bairoch a cependant relevé la rapidité avec laquelle la Suisse a rattrapé son retard, au point de devenir aux XXe et XXIe siècles l’un des pays les plus performants en matière de relations ferroviaires.

Au pied des Alpes

En Suisse romande, un premier tronçonrelia Bussigny à Yverdon en 1855, avant d’être prolongé jusqu’à Morges. Par la suite, Genève et Lausanne furent raccordés au réseau et, dans l’Arc jurassien et en Valais, furent mis en service les axes que purent emprunter Thomas Cook et ses accompagnants en 1863. En revanche, il fallut patienter avant que le bassin lémanique soit raccordé à Berne, cela en raison d’un litige portant sur le tracé: fallait-il passer par Yverdon et la vallée de la Broye ou par Fribourg?

Durant les premières décennies, c'est surtout sur l'axe est-ouest et sur le Plateau que le réseau s'est développé. En 1882, la mise en service du tunnel du Gothard ouvrit une première brèche à travers la chaîne alpine. L'axe nord-sud fut ensuite renforcé, comme ici au tunnel d'accès de l'Axenstrasse en 1945, sur la rive orientale du lac des Quatre-Cantons. (WALTER STUDER/PHOTOPRESS-ARCHIV) — © WALTER STUDER / KEYSTONE
Durant les premières décennies, c'est surtout sur l'axe est-ouest et sur le Plateau que le réseau s'est développé. En 1882, la mise en service du tunnel du Gothard ouvrit une première brèche à travers la chaîne alpine. L'axe nord-sud fut ensuite renforcé, comme ici au tunnel d'accès de l'Axenstrasse en 1945, sur la rive orientale du lac des Quatre-Cantons. (WALTER STUDER/PHOTOPRESS-ARCHIV) — © WALTER STUDER / KEYSTONE

Au début des années 1860, la Suisse, comptait, avec environ 1400 kilomètres de rails, l’un des réseaux les plus denses du continent. Il correspondait à peu près à ce qu’avaient imaginé les deux experts anglais – dont Robert Stephenson – mandatés par le Conseil fédéral: une grande liaison est-ouest entre Genève et le lac de Constance, une autre entre Bâle et le Gothard, une troisième en direction des cols grisons. Certes parsemé de segments complémentaires, le réseau s’arrêtait cependant au pied des Alpes, à Brigue, à Coire, à Lucerne, à Thoune.

Faillites et fusions

Ces lignes étaient exploitées par des compagnies différentes, parfois concurrentes, dont les structures financières étaient très variables. Elles rencontrèrent toutes des difficultés de financement. Elles dépendaient souvent de capitaux étrangers, principalement des investissements directs français, mais également des opérations boursières britanniques, favorisées par l’intérêt éveillé par le récit de Thomas Cook et de ses «Touristes», ainsi qu’il nommait les personnes participant à ses «Tours», reprenant un terme en vogue outre-Manche depuis le début du XVIIIe siècle.

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En 1856, le fondateur de la Compagnie du Nord-Est, Alfred Escher, créa le Crédit Suisse, qui devint le principal bras financier des chemins de fer privés. Cela n’empêcha pas certaines sociétés de tomber en faillite, alors que d’autres fusionnèrent pour créer de nouvelles entités comme le Chemin de fer du National-Suisse ou encore la Compagnie du Jura-Simplon.

En 1872, vingt ans après la décision de cantonaliser le réseau, le parlement renversa la vapeur et décida que c’est la Confédération qui devait octroyer les concessions et déterminer l’entrelacs des lignes qui devaient sillonner le pays. Cela ne suffit de loin pas à résoudre les problèmes financiers, mais donna le coup d’envoi à une stratégie nationale du développement ferroviaire.

C'est le 1er janvier 1902 qu'ont été créés les CFF et que la première équipe dirigeante est entrée en fonction. — © SBB / KEYSTONE
C'est le 1er janvier 1902 qu'ont été créés les CFF et que la première équipe dirigeante est entrée en fonction. — © SBB / KEYSTONE

Après l’avoir refusé en 1891, le peuple suisse approuva en 1898 le rachat par la Confédération de neuf compagnies, dont le Jura-Simplon, le Nord-Est, le Central-Suisse, l’Union-Suisse et le Gothard. Cette opération se concrétisa par la création des Chemins de fer fédéraux (CFF) en 1902.

Franchir la barrière alpine par-dessous

Au début des années 1870, le réseau s’arrêtait au pied des Alpes. Leur franchissement n’était qu’une question de temps. D’une part, la pression touristique se faisait de plus en plus forte, l’intérêt pour les régions montagneuses croissait, notamment grâce aux récits de Thomas Cook. D’autre part, la volonté de traverser la grande chaîne alpine en direction du sud se renforçait. La Suisse était, là encore, en retard sur ses voisins: les tunnels du Brenner (1864) et du Mont-Cenis (1871), qui reliaient respectivement l’Autriche et la France à l’Italie, étaient en service (ou presque) alors que les responsables helvétiques se demandaient encore quel serait le meilleur itinéraire en direction de l’Italie.

Le réseau ferroviaire suisse compte aujourd'hui 5317 kilomètres de voies ferrées. (ROBERT BOESCH/KEYSTONE) — © ROBERT BOESCH / KEYSTONE
Le réseau ferroviaire suisse compte aujourd'hui 5317 kilomètres de voies ferrées. (ROBERT BOESCH/KEYSTONE) — © ROBERT BOESCH / KEYSTONE

C’est le tracé du Gothard qui fut retenu en 1869. Placés sous la responsabilité de l’architecte et ingénieur genevois Louis Favre, les travaux durèrent dix ans. Ils se déroulèrent dans des conditions dramatiques: géologie mal connue, températures élevées, ventilation insuffisante, troubles respiratoires provoqués par l’usage d’explosifs. Louis Favre lui-même y laissa sa vie. Le cadre de financement était complexe. Il combinait des capitaux publics, privés, nationaux et internationaux. La galerie fut inaugurée en 1882.

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Le Lötschberg et le Simplon suivirent en 1906 et en 1913. Le Mont-d’Or, sur l’axe Paris-Lausanne-Istanbul, en 1915. Plusieurs dizaines de liaisons secondaires, à écartement normal (1,435 mètre) ou étroit (1 mètre) complétèrent le dispositif. Elles ont en bonne partie été construites pour répondre à la demande touristique, comme le Montreux-Oberland bernois (MOB), le Furka-Oberalp ou le Gruyère-Fribourg-Morat (GFM, aujourd’hui TPF).

La pression de la demande touristique

Diccon Bewes établit un lien étroit entre l’essor du tourisme, particulièrement dans les régions périphériques, et la prospérité du pays: en contribuant au financement des voies ferrées, «le tourisme a mis de l’huile dans les rouages des trains», relève-t-il. L’influence de Thomas Cook fut aussi déterminante pour la création du réseau de remontées mécaniques. Et les Suisses sont réceptifs à cette demande, affirmait Cook à l’époque.

Le tourisme a mis de l’huile dans les rouages des trains

Un audacieux visionnaire du nom d’Adolf Guyer-Zeller échafauda un autre projet particulièrement hardi: construire la plus haute gare d’Europe au sommet de la Jungfrau. Au départ de la Petite Scheidegg, il imagina un tracé qui grimperait dans et le long de la roche. Harassants, effectués à la pioche et à l’explosif, les travaux démarrèrent en 1898. Comme Louis Favre, Adolf Guyer-Zeller ne vit pas la réalisation de son rêve. Il mourut en 1899. Mais ses successeurs poursuivirent le travail et finirent par aménager une gare à 3454 mètres d’altitude, soit 700 mètres en contrebas du sommet de la montagne (4158 mètres). Le train inaugural parvint à cette station haut perchée en 1912.

La population joue le jeu

A l’ère des pionniers succéda celle du développement du réseau. Tout au long du XXe siècle, celui-ci n’a cessé de s’étendre et de se densifier. La population a d’ailleurs joué le jeu, approuvant à plusieurs reprises cette stratégie et libérant des dizaines de milliards de francs pour cela. Avec le programme Rail 2000, l’accent a été mis sur l’axe est-ouest et sur le Plateau. Mais les liaisons nord-sud n’ont pas été oubliées, les deux principaux jalons étant la mise en service en 2007 et en 2016 des tunnels de base du Lötschberg et du Gothard.

L’Union des transports publics (UTP) recense aujourd’hui 5317 kilomètres de voies ferrées et 1772 gares et haltes. Le chemin de fer a relié les régions linguistiques entre elles. Dans un premier temps, il a certes favorisé les centres urbains et creusé l’écart démographique et économique entre ceux-ci et les régions périphériques. Mais, notamment sous l’impulsion de la demande touristique – Thomas Cook et Jemima Morrell ont fait des émules –, ces régions excentrées ont elles aussi bénéficié d’investissements. Elles restent cependant le point faible du réseau national.

Après la vapeur, l'électricité. Après la lenteur, la grande vitesse. — © Andreas Leemann/Keystone
Après la vapeur, l'électricité. Après la lenteur, la grande vitesse. — © Andreas Leemann/Keystone

Si elle s’est lancée relativement tard en comparaison européenne, la Suisse a joué un rôle pionnier dans un domaine particulier: la rapidité avec laquelle elle électrifia son réseau. Elle occupa ainsi «une position de force dans la maîtrise de technologies à fortes potentialités d’extension et qui trouveront leur plein épanouissement durant le XXe siècle», résume Laurent Tissot dans son article. Elle a notamment pu le faire grâce à une ressource précieuse: l’eau.

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A défaut d’être riche en charbon, elle compte d’importantes ressources hydrauliques et elle ne s’est pas privée de les exploiter. Les CFF en ont largement profité. Toutes leurs lignes sont électrifiées depuis 1967 et elles sont alimentées à plus de 90% par l’hydroélectricité, une ressource propre et renouvelable.

La Suisse est aujourd’hui à la pointe en matière d’offre et de fréquentation ferroviaire (une fois refermée la parenthèse du Covid-19). C’est aussi pour cela que sa population se montre exigeante et sévère envers les opérateurs, principalement les CFF, dont elle attend un service de première qualité et une ponctualité maximale.


Chronologie

1847 Inauguration du «Spanisch-Brötli-Bahn» entre Baden et Zurich.

1850 Robert Stephenson et Henry Swinburne élaborent le concept d’un réseau de chemin de fer national suisse.

1856 Alfred Escher fonde le Crédit Suisse, principal bras financier des chemins de fer privés.

1863 Premier voyage organisé par Thomas Cook à travers la Suisse.

1882 Ouverture du tunnel du Gothard.

1898 Le peuple suisse accepte l’étatisation des chemins de fer.

1902 Naissance des Chemins de fer fédéraux (CFF).

1906 Ouverture du tunnel du Simplon.

1913 Ouverture du tunnel du Lötschberg.

1982 Introduction de l’horaire cadencé.

1987 Le peuple suisse accepte le programme Rail 2000.

1992 Le peuple suisse accepte le concept des nouvelles lignes ferroviaires à travers les Alpes (NLFA).

1998 Le peuple suisse accepte le projet de financement des grands projets ferroviaires.

2004 Mise en service de la ligne à grande vitesse Mattstetten-Rothrist, entre Berne et Zurich.

2007 Ouverture du tunnel de base du Lötschberg.

2016 Ouverture du tunnel de base du Gothard.


Festivités

Le 175e anniversaire de la mise en service de la première ligne ferroviaire fait l’objet de célébrations durant toute l’année. Elles ont débuté en mai dans la région nord et se poursuivent jusqu’en octobre. Le programme est disponible sur175-ans.ch. En Suisse romande, la fête est répartie sur deux week-ends. Des manifestations autour de thèmes variés (conduite des trains, visite d’atelier, fret, bateau, trolleybus, véhicules anciens) sont prévues à Bienne, Delémont et Montilier (FR) les 3 et 4 septembre, puis Aigle, Clarens, Fribourg, La Chaux-de-Fonds, Lausanne, Martigny, Morges, Pré-Petitjean (JU), Prilly-Malley, Renens, Vernayaz (VS) et Yverdon-les-Bains les 1er et 2 octobre.