C’est un document de 126 pages, dans lequel on croise des conseillers à la clientèle transformés en «chasseurs», des gestionnaires de fortune qualifiés de «fermiers» et des clients français sous pseudonyme, comme cet «ami du Ritz». Au-delà de sa face romanesque, le réquisitoire définitif rendu par le parquet national financier (PNF) le 24 juin 2016, que Le Temps a pu consulter, est sévère à l’égard d’UBS. La banque est accusée de «démarchage financier et bancaire illicite», ainsi que de «blanchiment aggravée de fraude fiscale».

Le texte résume l’enquête menée par les juges d’instruction français depuis le 12 avril 2012, relate les auditions des témoins et expose la défense des représentants de la banque. Au bout du compte, le réquisitoire demande le renvoi devant le tribunal correctionnel d’UBS France, de la maison mère en Suisse, ainsi que de six anciens dirigeants de la banque, trois en France et trois en Suisse.

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Sur la base de nombreux témoignages et au terme de l’enquête, le parquet estime avoir mis à jour une organisation «systématique» et à «grande échelle» du blanchiment de la fraude fiscale commise par des clients français. Faisant des rapprochements avec l’affaire UBS aux Etats-Unis, il affirme que son dossier représente la déclinaison française d’une politique globale de l’établissement consistant à collecter vers la Suisse «par tous les moyens possibles» des fonds déclarés ou non déclarés. De son côté, UBS a contesté les accusations portées contre elle, expliquant soit qu’elle n’avait pas connaissance des pratiques illicites qui lui sont reprochées, soit qu’elle les interdisait à ses collaborateurs.

L’affaire a démarré en 2010 par une dénonciation anonyme d’anciens salariés de la banque française: ils avaient découvert un système de comptabilité opaque, surnommé les «carnets du lait». Le parquet admet que ces documents servaient à camoufler la répartition des bonus entre chargés d’affaires français et suisses, lorsqu’ils s’envoyaient de part et d’autre de la frontière des clients dont les avoirs n’étaient pas déclarés.

Concurrence déloyale

Dans l’un des volets du dossier, le parquet accuse UBS AG de démarchage illicite, mené à Paris, Lille, Bordeaux ou Strasbourg. Avec ou sans l’aide de collègues français, des conseillers à la clientèle suisses, qui ne disposaient pas de l’autorisation nécessaire, apportaient des cartes de visite sans logo et organisaient des rendez-vous dans des hôtels, cherchaient à convaincre les résidents fiscaux français de placer leurs avoirs en Suisse, que ceux-ci soient déclarés ou non. Parfois les binômes franco-suisses fonctionnaient bien, mais dans d’autres cas, les chargés d’affaires français n’appréciaient pas du tout cette concurrence sur leur territoire, a observé le parquet.

Dans un cas comme dans l’autre, ce dernier juge que le lien entre démarchage illicite et blanchiment de fraude fiscale était clair dans les esprits. Et c’est l’autre volet de l’enquête, intimement lié au premier: la banque suisse est également accusée d’avoir, de 2004 à 2012, apporté son concours à des opérations de placement et de dissimulation d’avoirs non déclarés. UBS France étant soupçonnée de complicité de blanchiment aggravé de fraude fiscale, notamment à travers l’organisation conjointe d’événements mondains, sportifs ou culturels qui permettait de mettre en contact des Français, actuels ou futurs clients, chef d’entreprises ou professions libérales, avec des chargés d’affaires suisses.

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Rejet des accusations

Durant l’instruction, les représentants d’UBS AG comme ceux d'UBS France ont rejeté ces accusations. S’agissant des invitations à des soirées ou des tournois, ils estiment que les banquiers suisses ont le droit d’entretenir des contacts avec leurs clients; pour eux, ce n’est ni à Roland Garros, ni à l’opéra que l’on signe des contrats. La banque rejette aussi l’existence d’un système de double comptabilité clandestin. Selon elle, les «carnets du lait» sont les brouillons d’un système officiel de reconnaissance d’affaires.

Mais le parquet ne se montre pas convaincu par les explications d’UBS: il les juge souvent peu sérieuses, pas assez fondées ou trop évasives face aux nombreux témoignages d’anciens collaborateurs ou de clients repentis. Il estime avoir recueilli suffisamment de preuves pour démontrer «l’existence non seulement de synergies entre UBS AG et sa filiale française, mais (aussi) d’un système de coopération transfrontalière (qui) témoigne de l’instauration d’une politique systématique de collecte des avoirs de résidents fiscaux français vers la Suisse».

Dix milliards d'euros en jeu

Les montants en jeu sont importants. Selon les magistrats, le montant des actifs sous gestion au sein du département suisse chargé des clients français est évalué au moins à 13 milliards d’euros, dont environ 80 % ne seraient pas déclarés en France. Les avoirs sur lesquels portent l’accusation de blanchiment aggravé s’élèvent ainsi à près de 10 milliards d’euros par année concernée. Là encore, UBS estime que ces chiffres ne sont pas crédibles.

Un éventuel procès n’est pas encore agendé. Selon nos sources, il demeure un objectif prioritaire pour le PNF et pourrait se tenir dans le premier semestre 2017. Mais il reste des étapes à franchir: d’une part, l’acteur qui a le dernier mot - le juge d’instruction - n’a pas encore délivré son ordonnance de règlement, qui soit suivra le parquet et renverra l’affaire devant le tribunal correctionnel, soit optera pour un non-lieu. Cette ordonnance n’a pas encore été signée, car un recours d’UBS n’est pas encore tranché en Cour de cassation. Cette bataille-ci s’était engagée après le coup de théâtre du mois de juin: lorsque le réquisitoire avait été transmis aux parties, elles avaient appris que le numéro deux de la filiale française reconnaissait sa culpabilité. La banque entendait alors se porter partie civile, ce qui lui avait été refusé par les juges d’instruction et ce contre quoi elle a recouru. 

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Et maintenant, un nouvel élément perturbateur a surgi. De nouvelles dispositions légales permettent à une personne morale de conclure une «convention judiciaire d’intérêt public», assortie d’une amende mais pas d’une reconnaissance de culpabilité. Voilà de quoi ouvrir à nouveau le jeu. (C. Dz)


La banque évitera-t-elle un procès en négociant avec la justice française? 

Tant que le juge d’instruction chargé de l’affaire n’a pas signé son ordonnance de renvoi devant le tribunal ou de non lieu, une porte reste ouverte pour la conclusion d’une convention basée sur de nouvelles dispositions

La loi Sapin 2 ouvre une nouvelle perspective pour UBS en France. Celle de s’épargner un procès ravageur en terme d’image assorti d’une éventuelle condamnation. La banque helvétique et sa filiale française, toutes deux mises en examen à Paris et en attente d’une décision des juges d’instruction sur le renvoi ou non de l’affaire devant le tribunal correctionnel, auraient désormais la possibilité de négocier une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) si le procureur de la République le proposait. D’autres banques, comme HSBC, sont dans le même cas de figure. Pour l’instant, l’hypothèse reste théorique: contacté par Le Temps, ni le parquet national financier à Paris, ni UBS en Suisse ne font de commentaire sur le sujet.

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Valable pour les dossiers en cours

La loi sur la transparence et la lutte contre la corruption, dite loi Sapin 2, a été définitivement adoptée le 8 novembre dernier. Ses dispositions sur les personnes morales soupçonnées notamment de blanchiment de fraude fiscale, seront applicables dès son entrée en vigueur, qui interviendra prochainement. Elles pourront s’appliquer aux affaires en cours, pas seulement aux futurs dossiers économiques et financiers, a confirmé au Temps le Ministère français de l’Economie et des Finances.

Selon de nouveaux articles du code de procédure pénale, le procureur de la République pourra conclure une convention judiciaire d’intérêt public, assortie d’une «amende d’intérêt public au Trésor», ceci soit au moment de l’enquête préliminaire, soit plus tard, mais tant que les juges d’instruction chargés de l’affaire n’ont pas rendu leur ordonnance de clôture et pour autant qu’ils soient d’accord.

Innovation du droit

Véritable innovation dans le droit pénal français, la CJIP est d’une nature autre que le plaider-coupable à la française. Ce dernier reste peu utilisé dans les affaires fiscales et financières complexes. Différence majeure: la CJIP n’impose pas de reconnaissance de culpabilité et ne vaut pas condamnation. La convention n’est pas non plus inscrite au casier judiciaire. Mais lorsque la convention est négociée dans la dernière ligne droite de la procédure, la personne morale doit «reconnaître les faits» et «accepter la qualification pénale» posée par les juges d’instruction.

En contre-partie de cette indulgence, le montant de l’amende devrait être plus élevé que dans un plaider-coupable, selon Bercy. L’amende sera «fixée de manière proportionnée aux avantages tirés des manquements constatés, dans la limite de 30% du chiffre d’affaires moyen annuel», stipule le texte de loi. Ce volet monétaire explique l’intérêt des autorités françaises pour la CJIP: elle permet de toucher rapidement une somme importante et évite l’enlisement dans des procédures longues, couteuses et aléatoires.

Rappelons qu’en cas de procès, la sanction maximale encourue par UBS pourrait grimper jusqu’à 5 milliards d’euros d’amende, soit la moitié du montant des actifs que la banque est soupçonnée d’avoir attirés en Suisse, selon des sources proches de l’enquête. Mais à l’issue de transactions dans d’autres pays pour des affaires fiscales, UBS n’a jamais dû verser de tels montants: en 2009, la banque avait par exemple déboursé 780 millions de dollars pour échapper aux poursuites aux Etats-Unis; en Allemagne, en 2014, le montant s’est élevé à 300 millions d’euros.

Audience publique

Si la transaction permet d’éviter un procès, elle n’est pas exempte de toute publicité. Certes les termes de la convention se négocient sous le sceau du secret, mais une fois adoptée, le texte est transmis au président du tribunal de grande instance qui doit le valider. Une phase publique s’ouvre alors avec une audience ouverte. Si l’ordonnance est validée, son texte, le montant de l’amende et la convention elle-même sont publiés sur le site de l’Agence française anti-corruption, qui reste à créer.

Enfin, la CJIP s’applique aux sociétés, non aux personnes physiques. Dans le cas où d’anciens dirigeants sont également mis en examen ou sous mandat d’arrêt, ces derniers ne pourraient échapper au procès, sauf à plaider-coupable. C’est précisément ce qu’a choisi de faire l’un des anciens patrons de la gestion de fortune d’UBS France, que l’instruction met fortement sur la sellette. (C. Dz)


Chronologie: les dates clés de l'affaire

24 juin 2016: Réquisitoire définitif du procureur financier, demande de renvoi d'UBS France, d'UBS AG et de six anciens cadres devant le tribunal correctionnel. Le juge d'instruction n'a pas encore rendu son ordonnance de clôture.

24 juin: Dans une lettre au magistrat chargé du dossier et au procureur financier, le numéro 2 d'UBS France reconnaît sa culpabilité. UBS demande à être reconnue partie civile, le recours est une première fois rejeté, la décision est désormais entre les mains de la Cour de Cassation. 

17 décembre 2014: En dernière instance, la Cour de cassation confirme le montant de la caution contesté par UBS.

30 septembre: UBS AG verse la caution de 1,1 milliard d’euros.

22 septembre: La Cour d’appel de Paris confirme une première fois le montant de la caution.

23 juillet: UBS AG est mise en examen pour «blanchiment aggravé de fraude fiscale», elle doit verser 1,1 milliard d’euros de caution, mais fait recours contre la décision des juges d’instruction.

25 juin 2013: UBS France écope d’une amende de 10 millions d’euros pour «laxisme» dans le contrôle de ses pratiques.

6 juin: UBS AG est mise en examen pour «démarchage bancaire ou financier illicite».

30 mai: UBS France est mise en examen pour «complicité de démarchage illicite».

12 avril 2012: Ouverture d’une information judiciaire pour «démarchage bancaire ou financier par personne non habilitée» et «blanchiment de fraude fiscale». Perquisitions à Strasbourg, Lyon et Bordeaux.

Décembre 2010: Note anonyme adressée à l’équivalent français de la Finma: «UBS France a mis en place un système d’évasion fiscale.»