Charles Marmy: soldat inconnu du covid
Récit
L’année 2020 a chamboulé la vie de chacun d’entre nous. Là où beaucoup ont découvert les joies du télétravail, d’autres ont suivi le chemin inverse, notamment les mobilisés militaires, propulsés au cœur de l’action du jour au lendemain

L’année 2020 avait débuté sous les meilleurs auspices pour Charles Marmy. En février, le Lausannois de 30 ans entame un nouveau défi professionnel: ingénieur dans un institut de recherche à Saint-Gall. Il déménage à Zurich, d’où il compte penduler chaque jour. Une nouvelle aventure commence, pleine d’inattendu. Il ne sera pas déçu.
Un mois et demi plus tard, il retourne des mourants gravement atteints du covid dans un hôpital tessinois. Mobilisé par l’armée, l’employé de bureau propulsé infirmier de fortune prête main-forte au service de soins le plus débordé du pays. Une expérience qui se renouvellera rapidement, puisqu’il vient d’être appelé en renfort au CHUV en novembre. Récit d’un destin anonyme emblématique de l’année covid.
La Corée du Sud annonciatrice
La cascade d’événements qui mènera Charles Marmy à apprendre l’italien dans une clinique luganaise lors d’une mobilisation militaire prend sa source en 2009. Le jeune Vaudois entame son école de recrues. «Comme je me destinais à faire des études je voulais faire un truc de guerrier, rigole-t-il dans son uniforme gris parfaitement repassé. Pour vivre une expérience différente du quotidien.» Son recrutement en décidera autrement: il est affecté au sein des troupes sanitaires: «avec les intellos». Son service sera marqué par un curieux présage avant-coureur: l’épidémie de «grippe A», aussi appelée H1N1. «Nous nous étions tous entraînés à faire des vaccins, se rappelle-t-il. L’idée était que nous inoculions la population en cas de propagation de la maladie en Suisse. Ça n’est finalement pas arrivé. Mais sans que nous nous en rendions compte, ce qui se passe maintenant aurait pu intervenir à ce moment-là.»
Selon l’une des dernières estimations, le H1N1 aurait fait près de 300 000 morts dans le monde. Cependant son impact en Suisse demeurera faible. Après être devenu sergent, Charles revient donc tranquillement à la vie civile et, dit-il, «oublie l’armée» durant ses études de science et ingénierie de l’environnement à l’EPFL. Suit une première expérience professionnelle au sein d’un bureau d’ingénieur. En fin d’année dernière, il décide cependant de changer d’air, donne sa démission et dégage deux mois pour partir voyager avant de se plonger dans un nouveau poste. Il choisit l’Asie, où l’attend une vision du futur. «En Corée du Sud, dit-il, tout le monde s’est mis à porter un masque du jour au lendemain. Sauf moi. Je me rappelle avoir filmé les gens à l’aéroport pour montrer ce qu’il se passait à ma famille. Je pensais qu’ils étaient fous. Qu’ils paniquaient pour rien. J’étais en fait plutôt arrogant.»
«J’ai calculé combien d’entre nous allaient mourir»
De retour en Suisse mi-février, l’ingénieur suit l’actualité avec attention. Mais minimise largement. «C’est finalement ma petite sœur de 21 ans qui a fini par me dire que je ne prenais pas la chose assez au sérieux. Je me suis davantage renseigné et j’ai commencé à changer d’avis.» Juste à temps. Le 16 mars, la Suisse mobilise l’armée. «Il ne me restait plus que deux cours de répétition, dit le Lausannois. Six semaines. Mais je fais partie des troupes rapidement mobilisables, ce qui était un concept plutôt abstrait jusqu’au covid. Nous n’avions jamais été appelés nulle part. Toutefois vu la crise, je le sentais venir. Mais je pensais que j’aurais un ou deux jours.» Il reçoit un SMS deux heures après la conférence de presse du Conseil fédéral: «Armée Suisse. Mobilisation Corona. Lieu: Airolo. Entrée en service: 17 mars.» Le lendemain. Le temps de préparer son paquetage, boire quelques verres de trop avec ses colocataires et le sergent prenait la route.
Commence une période hors du temps. Après une première nuit à Airolo, Charles et ses compagnons sont transférés à la caserne de Monte Ceneri, où ils bénéficient d’une rapide mise à niveau par un professionnel de la Croix-Rouge: faire une toilette, aider quelqu’un à s’asseoir, se coucher. L’hygiène spécifique au covid. Mettre et enlever une blouse. «On connaissait encore très mal le virus. J’étais excité mais j’avais aussi peur. On avait tous peur. Un taux de létalité de 2,5% était évoqué. Je me rappelle avoir calculé combien d’entre nous allaient mourir. C’était l’inconnu total.» Quatre jours après avoir quitté la vie civile, Charles Marmy est engagé aux soins intensifs de la clinique luganaise de Moncucco, établissement privé transformé en hôpital covid. Vingt minutes après son arrivée, un patient décède.
«J’étais un peu choqué, je ne comprenais pas tout ce qu’il se disait, ce qu’il se passait.» Les premiers pas de l’unité romande sont difficiles: le personnel de l’hôpital est en majorité composé de frontaliers qui ne parlent qu’italien, langue que Charles n’a jamais apprise. «Une collègue infirmière parlait heureusement un peu le français. Elle a suggéré de me montrer le corps en disant quelque chose comme «mieux vaut tôt que tard». Je suis entré dans la chambre avec elle, la personne décédée était là. Elle était obèse, facteur de risque. Ses pieds étaient bleus à cause de problèmes de circulation. Et voilà c’était ma première matinée. Ma première vision du covid. Bienvenue. J’avais déjà vu des cadavres préparés dans le cadre d’enterrements mais là le corps était encore tiède. Et quand quelqu’un meurt il y a tout qui sort. Il faut nettoyer. Ce jour-là, ce n’est pas moi qui l’ai fait, mais c’est une des tâches que j’ai dû apprendre pour la suite.»
«Au Tessin personne n’applaudissait»
Les premières heures s’enchaînent pour l’ingénieur, qui tente de comprendre ce qu’on lui dit tout en absorbant sa nouvelle réalité: «Des visages déformés par les tuyaux, les bips des machines, les odeurs, des gens qui meurent.» Ses journées font 12 heures. L’hôpital compte une trentaine de lits de soins intensifs, dont une partie est disposée dans les couloirs. Charles assiste les professionnels d’une unité de sept lits, toujours pleine. «Moi je faisais des petites choses. Nettoyer, désinfecter, retourner des patients. Puis amener du matériel, une fois que j’avais fait quelques progrès en italien. Tout ce que je pouvais pour aider. Le pire était de ne rien faire. Sur la fin de l’engagement, il y avait assez de personnel et nous attendions beaucoup. Pendant que des gens mouraient.»
Au bout du quatrième jour, c’en est trop pour lui. «Je me suis mis à pleurer au milieu d’un couloir en plein après-midi, raconte le Vaudois. Je me demandais ce que je faisais là. Ce n’est pas mon métier. Je n’ai pas la distance nécessaire. C’est sorti d’un coup.» Plusieurs soldats ont eu recours à une thérapeute civile pendant leur engagement, l’armée n’ayant fourni sur ce plan qu’une aide limitée. Pour évacuer la pression, Charles se focalise sur les petits moments de tranquillité et court dans la ville déserte pendant ses jours de congé. Au Tessin, dit-il en passant, «personne n’applaudissait le soir». Logé à l’hôtel, il retrouve ses camarades stationnés sur place en fin de journée, pour discuter et jouer aux cartes. Personne ne sait quand il rentrera à la maison, l’expérience est intense: «Un jour nous avons mis un corps directement dans un cercueil à la morgue de la clinique, se rappelle Charles. Le croque-mort était là. Il nous a remerciés pour notre travail. Je me suis demandé pourquoi. Le patient était mort. Sa femme nous avait envoyé des biscuits quelques jours plus tôt. Je n’ai pas réussi à en manger un seul.»
Libération et rappel
Après huit semaines d’engagement, dont six à la clinique, les mobilisés sont libérés le 15 mai. «J’étais absolument persuadé que c’était terminé pour de bon», dit Charles, qui envoie une photo souvenir à ses 15 collègues de l’hôpital pour marquer la fin de leur engagement commun. Comme beaucoup de militaires de retour du front, son retour à la vie civile sera complexe. «J’étais euphorique, mais j’avais beaucoup de peine à me remettre au travail. Je bossais mal et je dormais très peu. J’ai aussi fait beaucoup de cauchemars de l’hôpital la nuit. Il fallait digérer ce qu’il s’était passé.» Pendant l’été, il prend quelques vacances, s’immerge dans son nouveau travail et s’agace contre le complotisme en progression sur internet. Il surveille également les statistiques, qui commencent à remonter.
«Petit à petit, j’ai compris que nous allions devoir y retourner», dit-il. Sa prémonition se révélera exacte: le 6 novembre, un nouveau SMS. Il est mobilisé à la caserne de Moudon. Depuis, il y dort le jour (dans une chambre de douze) et travaille au CHUV la nuit, de 19h à 7h. Transporté en véhicule militaire soir et matin. «Le côté positif c’est que nous sommes beaucoup mieux préparés qu’en mars, dit Charles. Mais nous sommes aussi fatigués. Il y a du ras-le-bol. Nous sommes les mêmes que la dernière fois. Nous avons aussi une vie à côté. Lors de la première vague tout était arrêté. Mais là, la plupart des gens travaillent ou étudient. Professionnellement c’est beaucoup plus compliqué pour moi. Je suis très en retard, j’essaie de travailler quand j’ai le temps. Mais c’est difficile.» La peur du début d’année a fait place à la lassitude, témoigne le sergent, chez les militaires comme chez les soignants. A la colère aussi. «Il y a cette impression que tout ceci était évitable, dit Charles. Que nous avions les choses en main pour faire mieux. Et puis le personnel soignant se sent délaissé. Il y a beaucoup d’absentéisme, de burn-out.»
«Vivre le mépris quotidien»
Passablement cerné le jour de notre rencontre, Charles espère pouvoir «bientôt reprendre ses projets». Sans savoir quand il sera libéré. «Je ne me sens pas victime pour autant, dit-il. Cette année m’a aussi appris beaucoup de choses. Je suis tout au bas de l’échelle sociale, je vide les poubelles, je nettoie le sol. Et je vis le mépris quotidien vécu par une frange de la population. Au Tessin, chaque matin, le médecin chef saluait les infirmiers sans un regard pour le personnel nettoyant. Mes collègues, des femmes pour la plupart, haussaient les épaules, soulignaient qu’il n’était pas pire qu’un autre. Moi ça me révolte. Vivre cette réalité est aussi formateur. Je suis également très admiratif du travail fourni par les infirmières jour après jour, malgré la fatigue.»
En attendant de voir s’il pourra passer Noël en famille, le Lausannois prend son mal en patience. Mais il est sur le fil: «Dans mon unité, nous avons toujours été mobilisés les premiers. Si ça devait arriver une troisième fois, je ne sais pas trop comment ça se passerait.» Entre la première et la deuxième vague, ses camarades ne sont d’ailleurs pas tous revenus. «Moi je suis un vieux, dit-il. Mais des mobilisés avaient 18 ans. Certains sont traumatisés. Ils ont été renvoyés à la maison.»
Charles Marmy s’est exprimé avec l’accord du chef de la communication de la Div Ter 1